Page:Schoebel - Inde française, l’histoire des origines et du développement des castes de l’Inde.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 88 —

plus que ne pouvait le faire le prestige guerrier des vieux feudataires. Le fait de l’importance de ladite doctrine est au surplus fortement attesté par la persistance avec laquelle cette théorie s’est maintenue dans la grande et populaire littérature théologico-philosophique qui constitue les sûtras libres des upanishats. Elle s’étale nommément d’un bout à l’autre de la Bribadâranyaka et de la Chândogya, et revient largement dans l’Iça, la Katha et aussi dans la Bhagavad-Gitâ, le traité du genre, qui, pour ne compter pas au nombre des anciens, est cependant plus célèbre et plus vénéré qu’aucun autre. Là, on voit clairement comment l’esprit brâhmanique s’est saisi de la doctrine des kshatras pour lui imprimer sa marque, la marque indélébile du mysticisme, la dévotion du yoga.

Qui veut le but veut les moyens. Le proverbe, dans cette forme absolue, n’est rien moins que moral, mais ce n’est pas non plus de moral qu’il s’agissait pour les brâhmanes. Ils voulaient établir leur domination, et ce n’est qu’en retournant empoisonnée l’arme du kshatra contre le kshatra qu’ils pouvaient espérer réussir à coup sûr. Le mysticisme de l’incantation brahmanique énervait à la longue le fier baron, domptait son orgueil, maîtrisait sa violence et finissait par faire de lui une espèce de rêveur au clair de la lune. Confondant enfin l’Atmâ et le Brahmâ, et sacrifiant la fraîcheur de la vie à un décevant reflet, il dira : « La lune est mon brahmâ : candramâ me brahmâ[1]. »

Avant d’être mâté pour toujours, son abaissement intellectuel trouvera toutefois un vengeur dans ce nirvâna que les buddhistes sauront tirer de l’Atman et isoler dans l’inaccessible, pour l’opposer au Brahman. Longtemps, en effet, le concept du nirvâna, raffiné sur le fond naturiste de l’âme universelle des kshatras, a tenu en échec la fortune de l’âme universelle concrétisée du brâhmanisme, qui, bien qu’Esprit ou Purusha, « se tient dans la nature et possède les qualités nées de la nature : purushah prakritistho hi bhunkte pratritijân gunân[2] ».

Mais, en attendant l’entrée en scène de la création kshatriya du nirvâna, l’œuvre vengeresse du kshatra Çâkya, qui devait faire évanouir la caste jusqu’à l’idée même, la nature hyperphysique de Brahman avait pris une solide consistance par son identification avec Brahmâ. Ce divin générateur a des pieds et des mains partout, partout des yeux, des têtes, des bouches et des oreilles[3]. Devant un Atman transformé en une aussi puissante réalité, qui lui changeait son Atman à le rendre méconnaissable, le kshatriya sentit fléchir sa résistance de demi-dieu ; il sentit que la société avait trouvé son nouveau maître. Toutefois, les brâhmanes eurent soin de ménager l’orgueil aristocratique d’une classe

  1. Grihyas. d’Açvalâyana, I, 13, 9.
  2. Bhag-Gitâ, XIII, 21.
  3. Sarvatah pânipâdam tat sarvato kshiçiromukhan, sarvatah çrutimalloke. (Ib. XIII, 13.)