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lui-même, par sa vertu héroïque, le très austère et très orthodoxe Vasishtha à le recevoir brâhmane, de kshatriya qu’il était[1]. À son tour, le brâhmane pouvait mériter par ses œuvres de passer au rang de précepteur des dieux, devânâm gauravan, ainsi que le rishi Vrihaspati en eut l’insigne bonheur[2]. Ce roulement de caste n’avait pas échappé à l’attention de Mégasthène. Des gens de toute caste, dit-il, sont susceptibles de devenir brâhmanes[3], et les descendants de ces brâhmanes de fabrique, comme les appelle Dubois[4], ont été considérés, de tout temps, comme de vraies brâhmanes.

N’importe cependant ; la caste, comme l’ont réalisée les Indiens, n’a été connue par aucun autre peuple. Platon, qui voulait fonder sa République sur un régime de castes, n’a pas su, gêné qu’il était par des idées communistes, l’établir, même spéculativement, avec la conséquence logique et l’élégante rigidité de l’Inde. Athénien quand même, il atténue d’ailleurs sa conception, à peine formulée, par un va-et-vient continuel des citoyens d’une caste à l’autre[5]. Évidemment, le grand disciple de Socrate (oro pro nobis ! disait Erasme) n’ose pas commettre le crime de lèse-liberté que, rigoureusement établie, la caste implique. Sans doute, la distribution d’un peuple en classes bien déterminées n’a en soi rien d’injuste ou d’irrationnel ; la nature, aller Meister Meister, comme dit Goethe[6], la nature pratique cette distribution à l’égard de toutes les espèces. C’est ce dont le grand naturaliste de l’antiquité, Aristote, n’a pu manquer d’être frappé. Dommage seulement qu’il s’en soit cru autorisé d’établir, dans sa théorie de l’État, ces catégories où il parque les différentes classes sociales comme autant d’espèces animales. Le milieu où il vivait, l’atmosphère de la cour, avait oblitéré le jugement social et politique du disciple de Platon, au point qu’il n’admettait pas l’artisan parmi les citoyens[7]. L’esprit juste et lucide de M. Thiers ne donne pas dans ce travers. Il fait seulement à l’inégalité la part qu’on ne peut absolument lui contester. « L’inégalité, dit-il, paraît au début même de l’existence sociale ; elle se montre au premier jour, et les inégalités ultérieures de la société la plus riche ne sont que l’ombre allongée d’un corps déjà bien élevé[8] ». On ne saurait mieux dire, et cela vient en continuation de cette parole de Voltaire : « Il est impossible que les hommes vivant en société ne soient pas divisés en

  1. V. Râmâyana, I, 65, 23 ; asviti câbravît. Je ne cite que la conclusion de l’acte.
  2. Sur la vertu efficace des œuvres conduisant au premier rang, v. Mahâbhârata, V, 817-824 ; vol II, p. 116 ; Calc.
  3. Ap. Arrian. Ind. XII, 9 : σοφιστὴν ἐκ παντὸς γένεος γενέσθαι.
  4. Dubois, Mœurs, etc. I, 127 sq., 134.
  5. Plato, Civitas, III, in fine.
  6. Dans Künstlers Apotheose.
  7. Aristotelis Politica lib. II, c, 3, éd. Didot, p. 525 ; cf. l. VII, c. 8 ; p. 611. ἡ δὲ βελτίστη πόλις οὐ ποιήσει βάναυσον πολίτῆν. τὸ γὰρ βάναυσον οὐ μετέχει τῆς πόλεως.
  8. Thiers, De la propriété, p. 51, éd. 1848.