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sommes pleinement édifiés, à cet égard, par le Mahâvança par exemple qui passe pour le meilleur livre d’histoire des temps buddhiques[1]. Il nous dit que le roi Açoka qui, comme son père Vindusâra, était un zélé brahmaniste, au moins pendant les premières six années de son règne, de 263 à 236 avant notre ère, nourrissait chaque jour 60 000 brâhmânes : pita satthi sahasrâm brahmane, etc.[2]. Cela eût-il été possible si le roi et ses saints parasites eussent eu à cœur de suivre les prescriptions canoniques ? Que dit le code des castes ? Il dit : « le brâhmane mange sa propre nourriture et il donne le sien : svam eva brahmano bhunkte svan dadâti ca. » Mendier sa subsistance, la recevoir de la main d’un inférieur n’est permis qu’au novice, au brahmacâri, celui qui est encore étudiant[3]. Dans un temps de détresse seulement quand il y a force majeure et que, absolument, le brâhmane ne peut pas gagner sa subsistance par l’une ou l’autre des occupations prescrites : ubhâbhyâm apy ajivanstu[4], choses dont il n’est pas question sous le règne florissant d’Açoka, le brâhmane peut se faire nourrir et recevoir de toute main : sarvatah pratigrihniyâd brâhmanas.

Ainsi pas plus à l’égard du régime des castes, qu’à l’égard de tout autre régime, il ne saurait être question d’inflexibilité. Ce régime n’est à vrai dire franchement manifeste, dans la vie des Indiens de tous les temps et de tous les lieux, que par l’invariable respect public dont jouissent les brâhmanes et dont ils jouissent seuls ; puis, par l’horreur qu’éprouve tout indigène indien de manger une nourriture qu’il n’a pas préparée lui-même et de boire dans un vase autre que le sien. Aussi à la guerre, une armée de cypaïes est-elle toujours empêchée par l’immense matériel de cuisine qu’elle traîne après elle[5]. Mais, à part ces deux points, rien dans l’Inde n’avertit l’Européen nouveau arrivant qu’il foule la terre par excellence du régime des castes. En apparence, le public y est confondu et mêlé comme chez nous ; l’Indien même le plus instruit de l’état intime de son pays se trouverait souvent fort embarrassé pour dire où en sont les castes et sous-castes déterminées par la loi et à quels signes on les reconnaît. Un auteur dit : « On reconnaît aisément de quelle caste est un Indien par la couleur de son visage. Les Brames sont en général d’un jaune tirant sur le cuivre, et les castes qui vont en déclinant d’un noir luisant et toujours plus foncé[6] ». Il n’y a rien de plus trompeur que cette indication, dans le sud de l’Inde surtout, où les brâhmanes sont fréquemment du plus beau noir. Néanmoins un proverbe du Midi veut qu’on se méfie d’un brâhmane noir et d’un pa-

  1. Il date de la seconde moitié du ve siècle après notre ère.
  2. V. The Mahawanso by G. Turnour, p. 23.
  3. Mânav. I, 101 ; II, 48.
  4. Ib. X, 82.
  5. Cf. Jacquemont, I, c. I. 165.
  6. De la Flotte, Essais hist. sur l’Inde, p. 248 ; 1769.