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brâhmanes n’y occupent pas la première place ; on leur fait céder le pas aux Çramanas, aux disciples de Çâkya affranchis de tout lien de caste, mais leur supériorité dans l’ordre du régime n’est jamais contestée. Le lexicographe buddhiste Hémacandra, pour le rappeler, enregistre la chose officiellement, on peut le dire, quand il s’énonce ainsi : « Les hommes sont partagés en quatre castes : les dvijas, les kshatra, les vaiçyas, les çûdras : câtur varnyan dvijakshattravaisyaçûdrâ nrinân bhidah. L’ascendant des brâhmanes va jusqu’à imposer à la loi religieuse sous laquelle vivent les viharas ou couvents buddhiques, le nom de brahmacarya, qui désigne proprement le novice brâhmanique. On s’attendrait naturellement au nom de buddhacarya, comme nous l’avons déjà dit d’après Burnouf. Mais le nom de brahma a prévalu, et il continue à prévaloir dans l’expression qui désigne les prêtres buddhistes à Java et à Bali. On les nomme buddha-brâhmana.

Ce sont là, assurément, des faits curieux, et ils prouvent à mon avis que le régime des castes était déjà, au temps de Çâkva, entré dans la coutume avec la persistance d’une seconde nature. C’est au surplus avec la nature, nous l’avons vu[1], que le système s’identifie symboliquement. D’après les rituels, le brâhmane est le printemps, vasanta. le kshatriya, l’été, grishma, le vaiçya la saison pluvieuse, varshâs ou çaradi, et le çûdra n’est rien ; je me trompe, il est le baudet, râsabhah, qui porte le fumier nourricier des saisons. O fortunatos nimium, sua si bona norint, agricolas ! Les poètes ont parfois de ces ironies-là.

Mais voilà le triomphe du système. Le faire entrer dans l’économie de la société comme un phénomène naturel d’ordre permanent. À cette condition il était assuré de l’emporter, partout et toujours, sur la loi du Buddha, sur la loi de Mahomet et sur la loi de Jésus. La victoire sur le buddhisme fut de beaucoup la plus difficile, car il s’agissait d’un adversaire qui, né sur le sol indien, satisfaisait à plusieurs égards, par ses grandes et libres doctrines, par la doctrine égalitaire du nirvâna et par d’autres purement sociales, comme l’équivalence de l’homme et de la femme, les tendances natives des populations aborigènes, tendances vivaces encore dans le Dekhan surtout et au pied de l’Himâlaya. De tout temps, les kshatriyas, les terriens nobles, avaient entretenu et nourri ces tendances avec leurs spéculations sur l’âme universelle, nous l’avons exposé. La suprême habileté des brâhmanes consista à ne pas suivre jusqu’au bout le radicalisme de la doctrine de Çâkya et de laisser dans leur contre-nirvâna la porte entr’ouverte à une consolation, la consolation de participer, quoique anéanti, à l’état de Brahma, brahmabhûyâya. Ce Brahma, il est vrai, ne peut être appelé un être ni un non-être, paran brahma na sat nâsad ucyate,[2]. Mais comme néan-

  1. Cf. Çatapathabrâh. VI, 4,4, 12 ; p. 535 éd. Weber. 16., II, 1, 3, 5 ; p. 136, et alibi. — Indische Stud., X. 8.
  2. Bhag.-Gitâ, XIII, 12. Cf. Taittiriya upan., II, 7 ; Chândogyaup. III, 19,1 ; VI, 2,1.