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notre ère. Je crois même qu’on ne se trompe pas, si on voit dans le règne du système, dans son caractère déprimant et tyrannique, une des causes principales de la vocation du jeune kshatriya de Kapilavastu. Dans tous les cas, les brâhmanes ne tardèrent pas à s’apercevoir de l’effet que l’enseignement tout de bienveillance réciproque et de liberté morale du généreux novateur[1] produisit sur les populations, et ils sentirent que leur œuvre de domination sociale était compromise, perdue même, s’ils ne réussissaient à entraver les conversions en les rendant inutiles. Que firent-ils alors ? Mais ce qu’ils avaient déjà fait avec succès à l’égard du védisme et ce qu’ils ont toujours fait, quand il s’est agi pour eux de paralyser l’influence d’une doctrine destructive de leur autorité : ils eurent recours à une faculté qu’aucun clergé d’aucune religion n’a jamais possédée au même degré qu’eux, et qui n’est autre que le pouvoir de faire leur, de s’assimiler toute doctrine. Pénétrer intimement le buddhisme par la voie doctrinale, l’approprier à la substance même du brâhmanisme et l’effacer de la sorte, en tant que doctrine indépendante, comme une inutilité, voilà ce que les brâhmanes « aux cœurs de pierre, » dit un poète tamil, entreprirent avec une ruse que même les missionnaires jésuites n’ont pas su égaler, car le succès couronna leur œuvre. Il est vrai que, dans l’occasion, ils y aidèrent par la force, mais les jésuites aussi ne dédaignèrent pas d’avoir recours contre les récalcitrants, quand ils le pouvaient, aux « plus terribles représailles »[2].

Çâkya, pour attirer à soi la foi ou les cœurs, ce qui est la même chose[3], avait assaisonné ses sentences doctrinales ou sûtras d’autant de choses mystiques. Les brâhmanes s’empressèrent de le suivre sur un terrain qui leur était d’ailleurs familier, et, sachant qu’en fait de choses mystérieuses, merveilleuses et fantastiques, la bêtise humaine ne connaît pas de bornes, ils confectionnèrent, en partie avec les données buddhiques mêmes, une foule de ces instructions mystico-panthéistes que l’auditeur « assis aux pieds » du maître écoute avec dévotion, et qu’on nomme upanishats. Ils eurent soin de faire servir ces élucubrations à inculquer la doctrine de l’institution divine des castes. La méthode réussit si bien que le buddhisme qui, avait déclaré par la bouche de Çâkya et par celle de Kâtyâjana, un de ses disciples les plus distingués, qu’il n’y avait pas de différence entre les quatre castes, se vit forcé d’en tenir compte et de faire une place aux castes mêmes dans ses sûtras. Sans doute, les

  1. Il ne faisait, à vrai dire, que restaurer les doctrines des anciens sages drâvidiens, perpétuées dans les poèmes tamils, principalement dans le Kural et dans l’Agaval. C’est là qu’on trouve des sentences comme celles-ci : « Les hommes sont, de nature, une seule espèce… La pluie tombe pour tout le monde… et le soleil ne dit pas : Je n’éclairerai que quelques-uns… Même au moment de la mort, les sages protègent ceux qui leur ont fait du mal. » (Revue orientale, 2e série, t. I, p. 151.)
  2. Anciennes archives de l’Inde française, reg. n° 199. Cf. Hough, A reply to the letters of the abbé Dubois, p. 55.
  3. Nous croyons l’avoir dit déjà que, d’après Pott et Benfey, les mots qui signifient cœur, καρδία cor-d. et foi, çraddha, sont identiques dans leur racine.