Page:Schoebel - Inde française, l’histoire des origines et du développement des castes de l’Inde.djvu/100

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 92 —

discerne un procédé de pénétration philosophique qui arrive à faire nôtre la connaissance consciente au point de la transformer en notre chair et sang pour m’exprimer ainsi, et de s’assimiler intimement le bien moral et intellectuel d’autrui pour l’employer exclusivement dans notre intérêt.

Ce tour de force accompli, le reste s’en suivit et Brahma dut trouver facile de produire de son tout, par émanation, les ancêtres des quatre castes. Cela accepté comme dogme, le régime n’avait plus rien à craindre du cosmopolitisme buddhique. La société indienne se trouva dès lors à tel point enchaînée sous le joug de l’hérédité du sang et des fonctions sociales, que même les buddhistes, ceux j’entends qui ont pu rester dans l’Inde ou qui demeurent dans des pays qui, comme le Birman et le Siam, par exemple, ont confessé d’abord le brâhmanisme : je dis que les sectateurs du buddha même suivent le régime des castes[1]. Un si beau résultat leur a permis de voir, sans crainte de rien compromettre, s’élargir le cadre de manière qu’il y a eu, avec le temps, quasi autant de castes que de sectes et de métiers. La multiplicité des divisions dont, pour le dire en passant, Spiegel trouve le motif dans une plus grande facilité de la vie matérielle[2], cette multiplicité ne constituait après tout que des sous-castes qui rentraient constitutivement, chacune, dans l’une ou l’autre des quatre castes générales. Il y a, dit Duncan, différentes tribus de brahmanes, mais toutes savent qu’elles font partie de la grande et unique caste brâhmanique. Toutefois sur ce point même le régime peut fléchir, sans que pour cela le système soit en danger. Oui, l’Indien peut arriver à ne plus savoir au juste à quelle caste il appartient, et néanmoins il ne cessera point d’être caste ; c’est la profession qui sera sa caste. Il dira : Je suis de caste négociant, de caste musicien, de caste militaire, etc., et il sera satisfait s’il vous entend déclarer votre caste de la même manière selon votre profession.

Cette ignorance est du reste fortement motivée. D’abord, ce dont l’Indien se soucie le moins, c’est de l’histoire. Le panthéisme brâhmanique mis en œuvre dans l’intérêt de l’ambition cléricale lui a ôté, de la manière dont nous l’avons déjà dit, tout sens et toute appréciation historiques exacts, et, de la sorte, les castes, pas plus que n’importe quelle autre institution sociale, n’ont à ses yeux un passé qui soit réel et effectif. Nous en reparlerons. Mais une autre raison de la susdite ignorance est le mélange, à la longue inévitable, des familles qui, dans le Midi surtout, par le fait de la polyandrie, s’opère sans discontinuer sur la plus grande échelle possible. On connaît des exemples d’hommes qui jusqu’à quinze lois ont changé de femmes, et des exemples de femmes qui ont eu, simultanément, jusqu’à treize maris[3].

  1. V. Graul, Reite in Ost., II, 281.
  2. Eranische Alterthumskunde, III, 547.
  3. Bailey, Transact. Ethnological Society, II, 68