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chacun doit chercher à devenir un être déterminé et à se donner à une activité quelconque avec constance et de toute son âme. »

La nécessité de la spécialisation, de la limitation, ainsi reconnue comme condition de la culture de l’homme, de la formation du sujet, le romantique la pose aussi comme condition de la constitution de la chose, de l’objet. Il continue : « Personne ne peut mieux apprécier la justesse de ce conseil que ceux qui se sont élevés à un degré d’universalité du sens tel qu’ils savent qu’il n’y aurait pas d’objets si tout n’était pas séparé et limité », page 164.

Nous avons ici la reconnaissance d’une vérité élémentaire, mais souvent méconnue par les mystiques ou par les esprits qui, tout simplement, se font de l’imprécision un mérite : sans séparations, sans limitations, pas d’objets distincts, un magma confus, qui n’offre de prise ni aux sens, ni à l’intelligence. Nous retrouvons ici l’idée, formulée au sujet de la valeur de la « lettre », que Schleiermacher développera dans son commentaire de 1821, note 3.

Ici, page 164, il ajoute une observation très importante pour la juste interprétation de sa théorie de l’intuition religieuse : « Précisément, cette limitation de la force, pourvu qu’elle n’atteigne pas le sens lui-même, ouvre d’autant plus sûrement à ce dernier la voie vers l’Infini. » Ce qui suit est confus, mais en voici la signification : plus le sens, limitant son activité, connaît et délimite l’objet particulier, fini, auquel cette activité s’applique, plus il sentira que cet objet limité, fini, ne peut exister que par rapport à un ensemble, l’ensemble de nombreux, d’innombrables autres objets limités et finis, dont la totalité approche de l’infini. L’autolimitation même de son activité conduira ainsi le « sens » vers l’Infini, lui donnera tout au moins un pressentiment de ce que Schleiermacher appelle en 1799 du nom usuel dans ces Discours : « l’Univers », qu’en 1806 il appellera « le monde et Dieu ». Elle lui rendra sensible l’Infini dans le fini, le Divin dans le terrestre, et lui inspirera ainsi le sentiment religieux des choses. On pourrait discuter cette idée du point de vue psychologique. Contentons-nous de noter combien il est intéressant de voir le romantique faire de la spécialisation un échelon vers l’universalité de l’esprit, de la limitation un moyen de s’élever au sentiment de l’Infini.