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des roues ne permettait que rarement de saisir quelques sons épars de cette musique aérienne. Dans l’un des moulins les vieillards délibérèrent entre eux comment on pourrait y porter remède. « C’est bien dommage , disaient-ils, cela produisait un effet si salutaire. Nos jeunes gens sont actifs et laborieux, mais leurs mœurs deviennent rudes, parce qu’elles ne sont plus adoucies par l’harmonie céleste. N’y aurait-il pas moyen de la leur faire entendre malgré le bruit des roues ? »

Ils imaginèrent donc le placer dans un bateau auprès de leur moulin des musiciens, en leur ordonnant de se borner à imiter la musique de là-haut, et à l’accompagner de leurs instruments. Cet exemple fut suivi : bientôt chaque moulin eut son bateau à musiciens. Il en résulta des rivalités : chaque bande voulut mieux faire que toutes les autres. D’ailleurs la plupart de ces musiciens n’avaient jamais entendu d’une oreille attentive la musique invisible : ils jouaient donc des airs de fantaisie, ils avaient la prétention d’être des compositeurs merveilleux. Bientôt il y eut des querelles ; les musiciens s’injuriaient d’un bateau à l’autre : « Taisez-vous donc, méchants musiciens que vous êtes ! « Vous jouez faux. » Et là-dessus, pour peu que les bateaux fussent assez rapprochés, ils s’attaquaient et ripostaient à coups de violon et de hautbois. Souvent même ils cassaient leurs instruments sur la tête de leurs adversaires.

D’autre part il arriva aux meuniers ce que nous voyons tous les jours : par l’habitude de vivre au milieu d’un tintamarre continuel, leur oreille se durcit. Les musiciens, voyant qu’on ne les écoutait plus guère, jouèrent plus fort ; cela devint un fortissimo universel, et pour ceux qui étaient