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lutte avec douleur contre l’adversité au milieu d’une société mal construite ; ils disent que le sort de l’esclave est meilleur que celui du prolétaire. Parce que l’esclave est plus ou moins bien pourvu de farine de manioc et de morue, ils soutiennent à la face du soleil « la supériorité de l’esclavage sur la liberté, pour l’homme que la fortune n’a point favorisé de ses dons[1]. » Ne semble-t-il pas, en vérité, que toute la vie consiste à être assuré de manger du manioc et de la morue. Mais, à ce compte, messieurs des colonies, les chevaux de tel ou tel millionnaire sont plus heureux que vos esclaves, car ils sont bien soignés aussi dès leur enfance, on leur donne aussi du vin de Madère lorsqu’ils sont malades ; d’un autre côté, ils sont infiniment mieux nourris ; et pas un d’eux, s’ils parlaient, n’échangerait sa riche couverture contre les haillons de vos ilotes, ni son écurie de marbre blanc pour les ajoupas de paille où vous les logez. Mais songez-y donc ; parviendriez-vous à faire aux nègres une litière toujours aussi fraîche, à leur donner du grain toujours aussi choisi qu’aux vainqueurs d’Epson ou de Chantilly, vous n’en aurez fait encore que des animaux à deux pieds !

On ne voit point d’esclaves mourir de faim chez vous ; mais on ne voit pas non plus de bœufs mourir de faim en Europe. Si le prolétaire y expire de besoin, un aussi horrible accident condamne la société où il a lieu, mais ne justifie pas la permanence de l’infamie qui se commet dans la vôtre.

Au reste nous avons, sur ce point, une observation à présenter. Est-ce bien l’esclavage qu’il faut bénir des garanties données à la vie animale de vos esclaves ? Un des motifs qui vous servent à repousser l’abolition, n’est-il point fait pour susciter quelques doutes à cet égard ? Vous dites toujours que le nègre ne travaillera pas en liberté, parce que la fertilité du sol et la douceur du climat lui fournissant de quoi vivre sans

  1. Réponse au rapport Tocqueville, par une commission du conseil colonial de la Martinique, formée de MM. Huc, Bernard-Fessal et Lepelletier-Duclary.