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père ; ce que je sais, je l’ai appris en cachette, parce ma maîtresse nous défend d’apprendre à écrire et à lire : si vous ne me croyez pas, demandez à M. ****, et il vous dira si je ne vous dis pas la vérité. J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très-humble

serviteur.

(Ici la signature.)

« Ne m’écrivez pas ; si vous le faites, votre lettre me vaudra vingt-neuf coups de fouet sur l’échelle, un carcan, une chaîne et coucher tous les soirs au cachot.

« Sulpice, domestique à M. Fortier, est marié avec Té, esclave aussi. Ils ont plusieurs enfans légitimes, tous petits, eh bien on n’a pas valu les enfans au père et à la mère ; et M. Fortier en a vendu une à madame Benalde, de la Grande Anse, et en a donné deux en cadeau aux enfans de madame Paul Desgrottes, du Macouba, et ces trois petites filles de madame Sulpice n’ont pas encore quatorze ans[1]. »

  1. Nous déclarons n’avoir pu constater l’exactitude de ces faits, mais il y a ici cinq personnes de nommées, toutes cinq les démentiront-elles ? Il est juste de faire observer, d’ailleurs, que ces cadeaux de chair humaine, pour monstrueux qu’ils nous paraissent, n’ont pas aux colonies le même caractère. Les créoles sont gâtés par les habitudes et la législation de l’esclavage. Lorsque le Code les autorise à vendre les enfans de leurs nègres dès qu’ils ont atteint l’age de quatorze ans  *, ils ne peuvent se croire bien coupables d’en disposer à quatre, à six où à huit ans. « Un maître vaut un autre maître ; » comme on me répliqua lorsque je parlai de ces tristes choses.

    * Voici les textes d’où dérivent ce droit cruel du maître, ils méritent bien d’être cités :

    Les enfans qui naissent des esclaves appartiennent aux maîtres des esclaves (art. 12 du Code noir).

    « Ne pourront être saisis et vendus séparément le mari et la femme, et leurs enfans impubères, s’ils sont sous la puissance d’un même maître (art. 47).

    La loi disant que les enfans impubères ne peuvent être séparés de la mère, il s’en suit que les enfans pubères le peuvent être. Tout ce que la loi ne défend pas est permis. Il est donc hors de doute que celui qui sépare l’enfant pubère de ses parens, est à l’abri de tout reproche légal. L’article 48 confirme d’une manière précise cette interprétation, lorsqu’il dit : « Ne pourront, les esclaves travaillant actuellement dans les sucreries, indigoteries, et habitations, âgés de quatorze ans et au-dessus jusqu’à soixante, être saisi pour dettes, sinon pour ce qui sera dû sur le prix de leur achat. » Si un nègre de quatorze ans peut être saisi pour la valeur due sur son prix de vente, c’est donc qu’on a pu le vendre. Au reste, il est de toute notoriété, aux colonies, qu’un maître peut disposer comme il lui plaît d’un négrillon âgé de quatorze ans. On remarque que notre correspondant ne se plaint du marché et des cadeaux qu’il signale que parce que « les trois petites filles n’ont pas encore quatorze ans. »