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tirent d’une habitation pour nous demander l’aumône. Elles nous dirent qu’elles mouraient de faim, et à voir leur visage décharné, leur affreuse maigreur, leur sein flétri, on pouvait s’assurer qu’elles ne mentaient pas. Ces deux pauvres créatures, sauf quelques sales lambeaux autour des reins, étaient absolument nues. M. Jumonville Douville, créole, dont le bon cœur fut navré comme le nôtre de ce spectacle, pourrait attester le fait s’il en était besoin.

Sur les nombreuses habitations vivrières (celles ou l’on ne cultive que des vivres), petits biens de six, sept, huit arpens, exploités avec trois ou quatre noirs, il est clair que l’on ne peut donner à chacun d’eux un arpent de jardin ; ils sont dès-lors réduits à l’ordinaire et aux rechanges, qui leur manquent souvent, car elles manquent au maître lui-même. La maison de celui-ci tombe en ruine, le toit percé laisse passer la pluie et, il n’a pas littéralement de quoi acheter une essente (planchettes de bois qui tiennent lieu de tuiles) pour le réparer ; où prendrait-il de quoi faire bon gîte et bonne vie à ses nègres ? ses belles filles blanches tant aimées, élèvent de leurs mains aristocratiques des porcs et des volailles, de même que les pauvres esclaves, pour subvenir à leur propre entretien ; comment ferait-il pour donner le nécessaire à son monde ? J’ai vu ce que je rapporte, et j’ai vu bien d’autres choses. la condition du supérieur est si misérable, celle de l’inférieur ne peut qu’être fort triste. Ces chétives habitations étant toujours loin des villes, enfoncées dans les mornes, les nègres ne peuvent non plus vendre d’herbes, il leur est presque impossible de se procurer les petits gains avec lesquels ils s’aident à porter la vie ; plus de ressource, plus de pécule. Combien est grande l’infortune de ceux-là ! Peut-être non cependant, le labeur sans doute est excessif, mais il est humain, car le maître travaille aussi, ils vivent avec lui dans la familiarité de la misère, et il a trop d’intérêt immédiat et de chaque jour à les ménager, pour ne leur être pas pitoyable.

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