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pour être par eux cultivée à leur profit, ainsi que bon leur semblera sans que les vivres recueillis dans ce jardin puissent entrer en compensation de ce qui est dû à chacun pour sa nourriture[1]. » Est-ce une propriété que l’ordonnance entend constituer à l’esclave ? Jusqu’à quel point le pouvait-elle ? Nous ne savons ; ce qu’il y a de certain, c’est que les habitans ont fait abandon en quelque sorte du terrain consacré aux nègres. Ceux-ci regardent leurs jardins comme leur appartenant, et il en est plus d’un à qui vous ne persuaderiez jamais le contraire. Ils se les transmettent de père en fils, de mère en fille ; ils en disposent en faveur de leurs proches ou même de leurs amis, s’ils n’ont pas d’enfans. Les maîtres ne se reconnaissent plus de droit sur les jardins de l’atelier, et l’on peut citer du respect qu’ils y portent, des exemples qu’on aurait peine à croire.

M. Latuillerie (Lamentin, Martinique) trouva en herbes au retour d’un long voyage une assez grande pièce de jardins ; les nègres l’avaient négligée préférant des terres de cannes en alterne qu’on leur avait livrées. Même en cet état, M. Latuillerie ne put reprendre la pièce dont il avait besoin ; il fut obligé de transiger, et ne la mit en culture pour son compte qu’après être convenu avec les occupans qu’il leur en rendrait une autre à première réquisition. Il y a des planteurs qui n’ont pas un des arbres fruitiers de leur habitation, parce que la tradition établit que tel ou tel arbre appartient à tel ou tel nègre, et ils ont peu d’espoir d’en jouir jamais, car l’esclave en mourant lègue son arbre comme le reste. Les créoles touchent si peu aux singuliers droits de ce genre, fondés chez eux, que nous vîmes une dame renoncer aux fruits d’un avocatier planté devant sa porte. Le propriétaire, ou plutôt le possesseur de l’avocatier, homme un peu bizarre à la vérité, refusa nettement de lui en

  1. Un arrêté des administrateurs de la Guadeloupe du 2 floréal an xi, porte que ces jardins doivent être d’un douzième de carreau par individu. Le carreau de terre équivaut à un hectare 29 ares 26 centiares.