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tion pour le permettre. Ils se croient eux-mêmes trop opprimés, pour qu’il soit prudent de leur montrer même de loin l’abolition sans la leur donner. Si parmi les possesseurs d’esclaves il y avait beaucoup d’hommes comme M. Bovis, comme M. Lignières, et quelques autres dont nous avons cité les généreux actes et les nobles paroles, on pourrait encore espérer. Mais quelle garantie la majorité a-t-elle jamais donnée de son bon vouloir, combien de fois au contraire n’a-t-elle pas manifesté son aversion pour toutes mesures de réforme ! Quelle disposition a-t-elle jamais montré à concilier l’intérêt des esclaves avec celui des maîtres ! Elle a toujours été résistante. Depuis des siècles elle s’est constamment renfermée dans un système de désapprobation à priori des moindres tentatives favorables aux esclaves. Les conseils coloniaux ont bien déclaré mauvais tous les projets d’émancipation, mais en ont-ils jamais proposé un qu’ils se déclarassent prêts à accepter ?

Et puis M. Lignières et M. Bovis oublient donc de quel fait ont été nourris les créoles ? Ils oublient donc que l’état social où les maîtres ont été élevés, où ils vivent, a exercé une action aussi délétère sur l’homme possesseur que sur l’homme possédé ? Le nègre, aux yeux des hommes libres, quels qu’ils soient, est un outil, rien qu’un outil. « Pourquoi ne travaillez-vous pas, demande-t-on à un petit mulâtre vivrier ? — Comment voulez-vous que je travaille, reprend-il, j’ai été forcé de vendre mes deux noirs ! » C’est un laboureur privé de sa charrue. « Je ne connais pas de bons nègres, a dit un grand propriétaire, je ne connais que des nègres forts et des nègres faibles. » — « Voyez quelle belle pièce, nous fait observer un autre, en désignant une vigoureuse négresse au milieu de son atelier ! » Nous nous souviendrons toujours de la candeur avec laquelle une jeune dame, fort douce, nous dit en parlant de deux esclaves femelles attachées à son service particulier : « Ce sont des femmes que mon oncle m’a données en cadeau, lors de mon mariage. » L’esclave est tout-à-fait passé à la condition de meuble dans les colonies. La lèpre y gagne rapidement tout le monde, et nous