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mois entiers, sans avoir une piastre dans la poche. Aussi comme un aubergiste en serait pour ses frais d’installation, il n’existe pas une seule auberge hors des deux villes capitales. Il faut dormir au milieu des champs de cannes, et vivre des oranges qui pendent aux arbres, ou loger et manger chez les planteurs.

Que devient, avec ces nobles habitudes, l’homme de la justice ? Peut-il demander des comptes rigides à celui sous le toit duquel il a reposé ? Sortira-t-il de votre tente (souvent monté sur un de vos chevaux) pour aller exercer des sévérités chez votre frère ? Impossible. On n’a pas d’idée des mœurs des créoles. Cinquante fois il est arrivé que l’habitant, lorsqu’on lui annonçait le procureur du roi, s’avançait jusqu’au seuil et disait à l’officier public : « M. le procureur du roi, je vous défends de mettre les pieds sur mon habitation. Monsieur le voyageur, si vous daignez vous arrêter chez moi, ma maison est à vous. » Et le procureur du roi laissant sa toge à la porte, le voyageur entrait. Que vouliez-vous qu’il fît ? Il avait le soleil des Antilles sur la tête depuis cinq ou six heures, il se trouvait à dix heures de la ville, et il lui en aurait fallu faire encore deux ou trois avant d’atteindre une autre habitation, ou selon toute apparence, pareille réception l’attendait !

Ce ne sont pas des visites trimestrielles qui peuvent être efficaces. En passant, on ne voit rien, on ne peut rien entendre. Comment l’esclave prendrait-il courage à parler ? Il est toujours sous l’œil du maître, il sait qu’à peine le magistrat aurait-il tourné le dos, il serait châtié de son audace, que sa chaîne serait alourdie jusqu’à la prochaine visite, et qu’elle s’alourdirait encore davantage s’il portait plainte une seconde fois. Voilà pourquoi les officiers publics n’ont trouvé quoi que ce soit à reprendre sur les habitations ou on voulait bien les recevoir. Si l’esclavage ne devait cesser et qu’il y eut à examiner d’autre question que celle de son extinction, ce serait un magistrat spécial, à demeure et en permanence dans chaque commune qu’il faudrait établir pour la protection des esclaves.