Page:Schœlcher - Des colonies françaises, 1842.djvu/363

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les créoles oublient qu’il n’y aurait pas un habitant dans les colonies si l’on avait demandé à eux ou à leurs pères de faire preuve de moyens d’existence pour y entrer.

Si l’affranchissement sans garantie n’est pas une bonne chose, exiger trop de garantie est une chose pire encore ; obliger le manumissionnaire à assurer les moyens d’existence du manumissionné, c’est lui demander un sacrifice dont peu d’hommes sont capables ; aussi voilà déjà les libres de fait qui reparaissent. Il existe sur les habitations, à l’heure qu’il est, des esclaves auxquels le maître, en récompense de leurs services, laisse tout leur temps et ne demande plus rien, mais qu’il n’affranchit point d’une manière légale, parce qu’il ne veut pas prendre un engagement qui dépasse les forces de qui que ce soit. Dans les mauvaises institutions, les améliorations mêmes souvent portent des fruits amers.

À l’occasion de l’abolition laissée à la charge du temps, nous voulons faire un rapprochement qui fera connaître la différence de caractère qui existe entre les colons français et les colons américains. Les plus arriérés d’entre nous, ceux qui veulent ajourner, fondent l’opération séculaire sur leurs vices et sur leurs vertus, qui ensemble achèveront graduellement la délivrance des hommes asservis. M. Clay, lui qui passe dans l’union américaine pour un des grands politiques de l’époque, a aussi déclaré que le plus sage moyen d’opérer la libération était de laisser aller les choses toutes seules, et la raison qu’il en donna en plein sénat fut celle-ci : « La race esclave procrée moins que la race libre ; prenant ensemble le chiffre total des deux races, européenne et africaine, l’européenne gagne lentement, mais constamment sur l’africaine. Le fait est constaté par les dénombremens périodiques de cette population. » Le lecteur voit tout ce que ces paroles renferment de froide, d’impitoyable, d’éternelle cruauté ! Ce que M. Clay a dit revient à ceci : « N’affranchissez pas les esclaves, car la servitude américaine est encore tellement meurtrière que nos trois millions de nègres, hommes, femmes et enfans, y