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grande qu’on le dit ? Les nègres paresseux ! mais qui donc fabrique les vingt-quatre millions de kilogrammes de sucre de la Martinique et les trente-quatre millions de la Guadeloupe ? sont-ce les blancs ? En définitive, quelque dur que soit le fouet, est-ce à coups de fouet, rien qu’à coups de fouet, que l’on pourrait faire les soixante-dix sept millions de kilogrammes de sucre que nos quatre colonies à culture exportent année commune en France ? Les propriétaires du Gros-Morne (Martinique), qui généralement ont plus de nègres que de terre, laissent leurs esclaves à eux-mêmes des semaines et des mois, leur disant d’aller se louer et de rapporter tant : les sucriers[1] du Lamentin et du Robert, qui ont plus de terrain que de bras en louent beaucoup, et l’on ne voit pas que ces hommes, qu’il faudrait bien toujours nourrir s’ils disaient n’avoir pas trouvé d’ouvrage, se montrent récalcitrans à cette exploitation de leurs forces. — Nous causions un jour avec un esclave que l’on nous avait donné pour guide, et qui nous montrant des cases couchées au fond d’une vallée nous dit : « Cases à libres mouché. » Il mit dans ces mots un accent qui, malgré la réserve dont nous nous faisions une loi, nous entraîna à cette question : — Que feriez vous si vous étiez libre ? — Moi je travaillerais. — Mais on craint que vous ne veuillez pas travailler. — Oh mouché ! un homme libre y est bien obligé pour vivre, si nous travaillons pour nos maîtres, à plus forte raison le ferons nous à notre profit. — Cela ne me paraît point évident, on dit que vous êtes naturellement paresseux, et que vous n’allez à l’ouvrage que par crainte du fouet. — Comment le croire ? si je refuse d’aller au jardin vous me battrez ce matin, ce soir, demain ; mais je n’irai pas davantage, si je ne veux pas. — Mais je vous battrai tous les jours. — Non, car j’en mourrais. Et il ajouta avec tristesse « c’est pas fouet, c’est bons sentimens qui fait travaié nègue, oh ! Matinique ben ben for injuste pou pauve nègues. » Je me tus car j’étais de l’avis de l’esclave résigné, et je me rappelai ce qu’avait dit un illustre créole de Bourbon. « Les noirs ont la

  1. Habitans qui ont des sucreries.