Page:Schœlcher - Des colonies françaises, 1842.djvu/300

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ceux qui s’étonnent aussi naïvement de l’attache des philantropes à la cause des esclaves sont rares aux colonies, il est généralement admis que tout abolitioniste est un imbécile, dupe de l’Angleterre, ou un fourbe, vendu aux betteraviers. L’Angleterre et les betteraviers sont les Pitt et Cobourg des colonies. Le cercle d’ignorance où la censure et leurs mauvais conseillers enferment les créoles, est d’une rigidité incroyable ; ils en sont encore à cette vieille erreur que l’Angleterre en donnant l’abolition aux West-Indies ne le fit que dans un intérêt égoïste. Ils vous disent imperturbablement que la philantropie britannique a joué le monde entier, leurs députés salariés sont chargés de répéter « que si les Anglais méthodistes, baptistes, quakers, ont poussé à l’abolition par principe religieux, le gouvernement a été mu par des calculs purement politiques[1] ; » que sachant bien qu’il est impossible de faire du sucre de cannes au Mexique, en Asie, ni dans les immenses plaines de la Guyane, ou du sucre

  1. M. Jolivet, délégué des blancs de la Martinique. Nous disons délégué des blancs, quoique M. Jollivet, comme ses collègues ne fasse pas cette distinction. Nous nous refusons tout-à-fait à appeler délégués des colonies, les agens des propriétaires d’esclaves. Ce titre est une usurpation qui offense beaucoup la justice et le sens commun. Les délégués ne représentent que les blancs, c’est-à-dire une très minime fraction de la population française d’outre-mer, trente mille individus sur trois cent soixante-douze mille. — Les choses de ce monde vont d’une manière bizarre, et l’on conçoit qu’elles prêtent à rire au diable. Voilà dix ou douze mille maîtres auxquels il est permis d’avoir des mandataires accrédités auprès du gouvernement de la métropole, tandis que leurs deux cent soixante mille esclaves n’ont personne chargés de parler pour eux ! sont les représentans des nègres pour répondre aux avocats constitués des planteurs ? — Ce qui n’est pas moins singulier, c’est que les blancs payent leurs délégués sur les fonds des contribuables de toutes couleurs. Si bien que les libres, noirs et sang mêlés, salarient au moyen de cette fiction scandaleuse, des hommes apostés jusque dans les deux chambres pour les combattre et leur nuire ! En vérité cela est par trop extravagant. Et le conseil de Bourbon vient de voter 70,000 francs par année pour ses deux mandataires ! Mais qu’ont-ils donc à faire, que l’on doive leur donner tant d’argent ?