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priviléges. » Ils croient réellement que tout homme qui déteste l’esclavage est leur ennemi. « Ils l’accueillent avec leur cœur, comme a dit madame Letellier, ils le bannissent avec leurs préjugés[1]. » Le mot de philantrope est devenu pour eux la dernière expression de l’injure. Aux yeux d’un créole pur sang, philantrope ou scélérat sont deux choses parfaitement synonymes ; « un philantrope est un homme égoïste qui vise au renversement des fortunes sans prévoir aucune compensation, auquel peu importe la ruine ou la misère des familles, pourvu qu’il parvienne au but qu’il se propose. » Ce n’est pas nous qui prêtons de telles pensées aux créoles, c’est un créole même, M. Louis Fereire, qui les avait constatées depuis quatre mois qu’il était de retour en son pays, au moment où nous l’avons rencontré[2]. Eh ! M. Cicéron, membre du conseil

  1. Esquisses de Mœurs coloniales. (Revue des Colonies.)
  2. M. Fereire est propriétaire à la Guadeloupe. — Élevé en Europe, il dit aujourd’hui comme disait un autre créole du dernier siècle, en revoyant sa patrie. « Non, je ne saurais me plaire dans un pays où mes regards ne peuvent tomber que sur le spectacle de la servitude, où le bruit du fouet et des chaînes étourdit mes oreilles et retentit dans mon cœur. » (Lettre de Parny à Bertin, île Bourbon, 19 janvier 1775.)

    Pour ne point haïr l’esclavage, même lorsqu’on est créole, il faut ne pas quitter une seule minute le sol colonial, il faut respirer toujours son air malfaisant. Dès que vous vous en éloignez, vous prenez honte d’avoir pu vous y plaire. Ce n’est pas parce que M. Fereire est jeune qu’il est acquis aux idées qu’on vient de lui voir émettre ; des hommes politiques, spécialement chargés de venir défendre en Europe les intérêts coloniaux changent comme lui, et tous les délégués que nos îles ont envoyés de ce côté-ci des mers, s’y gâtent tous plus ou moins au foyer de la civilisation ; jusque-là qu’ils sont successivement rappelés et reviennent chez eux taxés avec amertume par les créoles pur sang de modérantisme, de faiblesse, et pis encore. Il y a des colons auxquels vous n’ôterez jamais de la tête que M. Jabrun, par exemple, qui perdrait (selon eux) 60, 000 francs de rente à l’abolition, n’a fait de concessions, que parce qu’il lui a été promis en France une place de 6, 000 francs ! Les électeurs, dit un journal, écho de l’opinion la plus rétrograde des colonies, en parlant de deux membres absens qui n’avaient point été réélus au conseil de la Guadeloupe : « Les électeurs avaient unanimement résolu de ne donner leurs suffrages à aucun plan-