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jugent trop jeunes pour l’affronter ; nombre de colons disent en particulier bien des choses qu’ils n’osent avouer devant leurs compatriotes, crainte d’être accusés de trahir la communauté. J’en ai vu qui croyaient au travail libre et qui ne le confessaient pas, de peur de passer pour mauvais créoles ! L’émancipation a certes beaucoup d’ennemis dans les Antilles, mais elle en a moins que l’on ne suppose ; les colonies nous suivent involontairement, à dix-huit cents lieues de distance, cela est vrai, mais elles nous suivent[1]. La nouvelle génération, sérieuse et intelligente, est progressive ; il serait heureux qu’elle eût moins de respect pour les anciens, ou du moins

    animé de bonnes intentions, dénonça à l’exécration du monde civilisé en dénaturant par erreur le caractère de sa plaidoirie. M. Lignières est de tous les blancs possesseurs d’esclaves, le seul qui ait osé s’avouer abolitioniste et prêcher ses doctrines à ciel ouvert. On ne peut imaginer en Europe ce qu’il faut de fermeté d’âme à un colon pour se poser ainsi aux colonies. Mais on saura en même temps l’estime que M. Lignières s’est acquise, et le progrès d’idées qui s’est opéré à la Basse-Terre, si l’on songe qu’il n’a manqué que d’une voix aux dernières élections pour être nommé membre du conseil colonial.

  1. Outre le fait très significatif du blanchissage des propriétés dont nous parlerons bientôt, d’autres symptômes indiquent que les colons croient plus à l’abolition qu’ils le disent. Les uns, qui la regardent comme juste et nécessaire, loin d’y mettre obstacle, s’y préparent ; il en est d’autres qui sans l’approuver se sont avoués à eux-mêmes qu’elle est inévitable, imminente, qu’elle marche en dépit des colonies, que le gouvernement malgré sa tiédeur ne la peut arrêter, et ils prennent leurs mesures en vue de cet événement. Je citerai entre autres M. Guignod, que l’on vient d’entendre tout à l’heure. Il est si bien persuadé que « les temps sont proches » qu’il parle de l’émancipation avec ses esclaves. Peu de jours avant que j’eusse l’honneur d’être présenté chez ni, un nègre libre était venu pour lui racheter son père. « Je ne refuse pas le marché, répondit M. Guignod, mais vous faites une folie, l’abolition générale sera bientôt prononcée, la France paiera votre père, et puisqu’il n’est pas malheureux ici, vous feriez mieux de garder l’argent pour le nourrir lorsque libre et cassé, il ne pourra plus gagner sa vie. » Le fils et le vieux bonhomme trouvèrent le raisonnement du maître fort juste. Ils gardèrent les piastres et attendent.