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mériter le respect. Le préjugé enfante le mépris, le mépris la démoralisation, et la démoralisation la prostitution ; prostitution qui légitime le mépris par lequel s’entretient le préjugé. Affreux et cruel enchaînement où le mal s’explique par le mal. Les pauvres créatures, d’ailleurs, n’ont pu échapper à l’action délétère des idées au milieu desquelles elles sont élevées. Les hommages de la caste privilégiée les flattent, et elles aiment mieux se livrer à un blanc, vieux, sans mérite et sans qualité, que d’épouser un sang mêlé. Les exemples ne manquent pas de ce déplorable effet de la corruption, que certaines erreurs peuvent jeter dans notre esprit. Il entre beaucoup de vanité dans l’amour des femmes comme dans celui des hommes. Unies avec des gens de leur classe, tous méprisés, les femmes de couleur, quoi que cela tende heureusement à devenir chaque jour moins vrai, ne pourraient trouver aucune protection dans celui qu’elles aimeraient, tandis qu’au milieu de leur concubinage avec les blancs elles sont du moins sous la sauvegarde d’hommes en état de les faire respecter, et comme l’a dit M. Saint-Remy (d’Haïti), « elles rencontrent une sorte d’honneur dans leur déshonneur même. »

On est autorisé à se demander en outre si la pauvreté n’entre pas pour beaucoup en ces désordres. Les femmes libres aux colonies n’ont pas même le peu de ressource que possèdent leurs frères pour échapper à la misère. Leur principal moyen d’existence honnête, la couture, est fort limité, car mouchoirs, robes, bonnets, tout cela encore arrive confectionné d’Europe. Elles n’ont plus pour elles que les raccommodages et les costumes du pays, ou bien les fonctions de blanchisseuse, gardienne d’enfans, etc. ; mais comme en Europe, celles qui veulent et peuvent travailler sont si mal rétribuées[1] qu’elles se trouvent obligées de suppléer à ce qui leur manque par des moyens déshonorans. Aux femmes libres qui n’ont pas un esclave pour les

  1. Une ouvrière à la journée ne reçoit pas plus de quatre à cinq gourdes par mois, 20 à 25 francs, sans la nourriture.