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voir idée en Europe du zèle presque féroce avec lequel les uns et les autres défendent les prérogatives du plus mince d’entre eux, vis-à-vis de la classe sacrifiée. Un fait : M. Meat Dufourneau avait envoyé sur une sucrerie dont il est chargé, un de ses commandeurs, homme capable et propre à bien seconder le géreur déjà établi. On s’aperçoit un jour qu’un bœuf a passé sur l’habitation voisine. Le commandeur prend quelques esclaves pour aller le chercher, et préserver son maître de l’amende à payer si le bœuf eût été ramené par un autre. Au moment où il est prêt à le saisir, un petit blanc, gardien des bestiaux du voisin veut s’y opposer ; le commandeur insiste, et fait observer qu’il est dans son droit, le bouvier (il songeait sans doute à l’amende) réplique, puis voyant l’autre oser lui tenir tête, il finit par lui dire qu’un misérable esclave ne doit point parler comme il fait à un blanc. Le nègre répond avec l’insolence du siècle : « Je suis esclave et je veux ramener le bœuf de mon maître, vous êtes blanc et vous gardez ceux du vôtre ; je ne vois pas grande différence entre nous, » et il emmène le bœuf de force. Il faut connaître le pays pour imaginer la colère du gardien de bestiaux : il court se plaindre à son patron, qui était précisément le maire adjoint de l’endroit, et celui-ci aussitôt d’écrire la lettre suivante au géreur :

« 16 mai 1840, mon cher voisin, le nègre Beaubrun, appartenant à M. Meat Dufourneau, s’est permis hier d’insulter un blanc qui garde mes bœufs. Je viens d’abord en simple particulier et en voisin conciliant vous engager à envoyer cet esclave demander pardon à celui qu’il a offensé, faute par lui de remplir cette condition, mon gardien de bœuf est décidé à porter plainte au maire, et en cette qualité, la justice me commandera de faire arrêter immédiatement par les gendarmes et conduire à qui de droit l’esclave récalcitrant. Je me flatte donc que vous m’éviterez le désagrément d’employer ces moyens de rigueur, et vous prie, mon cher voisin, de recevoir l’assurance, etc. »

Beaubrun, fort de son droit, refusa et se cacha : le géreur,