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était aimé ; il comprend, annonce qu’il reste, et la mortalité ne va pas plus loin. Cependant, le voyage était indispensable ; il le combine en silence, et la veille du départ, il assemble l’atelier : « Mes amis, il faut absolument que je vous quitte, mais je serai ici dans dix ou douze mois, et durant mon absence rien ne sera changé au régime de l’habitation j’en prends l’engagement sur l’honneur ; voulez-vous me laisser aller ? » On lui donne mille témoignages de regret ; il part, et pas un bœuf, pas un mulet n’est touché. Quelle société que celle où il faut ainsi traiter de puissance à puissance avec le poison ! Un autre fait : depuis que M. Claveau, de la Guadeloupe, est en Europe, on a mis dix fois le feu à ses cases à nègres, cinq fois l’incendie a tout dévoré. Le géreur, M. Bellissime, est cependant un homme humain, dont la réputation de douceur est bien établie : qu’importe ? Il y a deux ou trois nègres dans l’atelier, peut-être un seul, qui aime mieux le maître et qui prétend le faire revenir sur ces traces de flammes. Pour la cent millième fois, détruisez donc l’esclavage, car il n’y a que l’esclavage qui puisse produire ces monstrueux phénomènes.

Dans cette société anormale, tout est anormal, tout renverse les lois de la logique et confond la raison[1]. Il y a beaucoup de maîtres, nous l’avons déjà dit, qui sont excellens, cela est positif ; il y a des esclaves, cela n’est pas moins positif, qui aiment leurs maîtres, qui leur sont dévoués à la vie et à la mort : il existe des Caleb noirs qui mettent leur orgueil dans l’orgueil de la maison à laquelle ils appartiennent. Quand M. Fereire du Port-Louis (Guadeloupe) apprit à son atelier qu’il allait se

  1. Sous ce rapport, une des plus grandes curiosités de l’esclavage, c’est qu’un étranger auquel il faut dix ans de séjour en France pour obtenir d’être naturalisé, peut aux colonies faire en une heure autant de citoyens qu’il lui plaît. Un Allemand, un Turc, un Esquimaux s’en va dans une de nos possessions d’outre-mer, il achète cent, deux cents, trois cents esclaves, autant que sa bourse en comporte ; il les libère, et lui qui n’est rien comme membre de notre société, le voilà qui créé de sa seule munificence cent, deux cents, trois cents Français aptes à exercer tous les droits civils et politiques !