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poisonné. Je vous dois six cents francs pour le manioc que vous m’avez vendu l’autre jour ; mon bœuf vaut deux cent cinquante francs ; je retiens sur ce que je vous dois la valeur de l’animal. Tant pis pour vous, chacun paiera sa part : Un atelier connaît toujours celui qui fait le mal ; mes amis, à vous de l’arrêter. » Ce moyen a réussi.

Quelques nègres ont été pris, chez lesquels la rage d’empoisonner était arrivée jusqu’à la monomanie. L’un d’eux expliqua qu’il tuait des bœufs comme les blancs tuent des cailles, par caprice, par fantaisie, sans avoir à se plaindre ni à se venger. C’était quelque chose d’analogue à ce goût dépravé que les civilisés ont pour la chasse. Il avait autant de plaisir à voir tomber le bétail sous ses doses savantes qu’un chasseur peut en éprouver à tirer le gibier avec adresse. Quel abaissement intellectuel ne faut-il pas pour produire de telles aberrations ! Mais si affreuse qu’elle soit, peut-on s’étonner de la hideur des fruits d’un arbre appelé servitude ?

Il nous a été raconté des faits qui donnent une idée encore plus incroyable, s’il est possible, du degré de perversité que l’esclavage peut communiquer à l’intelligence. Un maître annonce son départ pour l’Europe ; aussitôt il a le poison dans son écurie : trois chevaux de son service personnel expirent l’un après l’autre. À force de recherches et de surveillance il atteint le coupable. Qui était-ce ? Son domestique, nègre avec lequel il avait été élevé, et sur lequel il comptait. « Quoi ! misérable, c’est toi qui me trahis ! — Dam ! maître, vous vouliez vous en aller sans moi, ça me causait trop de chagrin ; j’ai fait cela pour vous retenir. »

Il est de la dernière authenticité que le poison est à l’occasion pour le noir un moyen de manifester son attachement au maître. C’est de l’amour d’esclave :  ; le tigre le mieux apprivoisé déchire en caressant. Nous sommes à même d’en citer un autre exemple assez curieux. M. Lherie, propriétaire au quartier Saint-Anne, (Guadeloupe) fait connaître qu’il va partir pour la France : le lendemain, dix bœufs de l’habitation meurent. Il