Page:Schœlcher - Des colonies françaises, 1842.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le poison n’attaque habituellement que les bestiaux ; parfois des esclaves succombent aussi ; il se contente de frapper le maître dans sa propriété ; mais il ne s’arrête pas toujours là, il sait monter jusqu’aux enfans de la maison ; il ne craint pas de tuer le maître lui-même. Semblable aux mauvais esprits, fantôme insaississable, il vient et disparaît sans qu’on puisse jamais le surprendre ; on le trouve partout, on ne peut l’atteindre nulle part. Il a divers modes d’action ; tantôt il agit lentement, tantôt avec fureur ; souvent il est impossible de deviner pour quel motif. L’atelier paraît heureux ; tout-à-coup une bête est abattue. L’esclave craintif n’a pas osé parler lui-même ; il a fait parler son affreux interprète. Qu’y a-t-il ? c’est au maître à découvrir, non pas précisément le criminel mais la cause du crime ; elle lui est révélée quelquefois par un mot de ces chansons que les nègres improvisent au travail pour s’accompagner. Ce sera un nouvel économe qui ne plaît pas, tel changement qui n’a pas convenu. — M. Latuillerie fait un jour récolter par son atelier un champ de cannes que des nègres libres avaient planté de compte à demi chez lui. L’atelier récolte sans mot dire ; mais immédiatement M. Latuillerie, d’ailleurs très aimé de ses esclaves, parce qu’il est très bon, perd des bœufs et des mulets. Il faut renoncer à ce genre d’exploitation. Il n’y avait cependant pas surcroît de travail, car lorsqu’on fait cela on ne fait pas autre chose ; mais le poison a ses momens de despotisme capricieux et aveugle.

On accorde généralement à cet odieux visiteur ce qu’il demande, et il s’en va. On l’a aussi combattu à force ouverte, en sévissant contre l’atelier tout entier, que l’on rend alors responsable. Quelques-uns privent tout le monde du samedi, l’esclave qui ne vit que sur le travail de ce jour-là s’arrange ensuite comme il peut, « dénonce un frère où ne mange pas pendant quelques jours. C’est ma loi, je suis le plus fort. » D’autres s’y prennent avec un sang-froid impertubable ; ils assemblent l’atelier : — « Un bœuf est mort hier, mes amis, voilà ses entrailles, vous voyez qu’il a été em-