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chacun tremble, car il n’est tel brave, on le sait, à qui le serpent venimeux ne fasse peur. Nous disions aux habitans : « Voyez quelle immense latitude d’arbitraire la loi vous laisse, voyez tout ce que vous pouvez ! — Et le poison ? nous répondaient-ils. » M. Levassor Delatouche possède deux habitations : l’une, sur la rivière Lamentin (Martinique), a la moitié plus de nègres qu’il ne lui en faut ; l’autre au Petit-Morne, non très loin, en a la moitié moins qu’il n’est nécessaire, et il est obligé d’y mettre des esclaves de location. « Que n’opérez-vous un déplacement ? — C’est impossible ; j’aurais du poison. »

Que dire de ce terrible satellite gravitant sans cesse autour de l’esclavage ? Pour moi, je hais le poison, comme je hais le mal, la calomnie, la lâcheté ; mais si j’étais esclave et que j’eusse perdu force et courage dans les hontes de la servitude, je le déclare très haut, je me réjouirais d’avoir trouvé le poison pour me venger, et je m’en servirais. Toute arme est bonne au faible contre le fort qui opprime. Et c’est parce que l’esclavage justifie tous les crimes qu’il faut l’abolir. Ceux qui professent que c’est le droit d’un maître d’emprisonner, d’enchaîner et de battre, pour soumettre un homme au travail forcé, sont les gens les plus illogiques et les plus méchans du monde, s’ils ne professent point que c’est le droit de cet homme d’incendier, d’empoisonner et de tuer, pour se soustraire au travail forcé. Par quel bizarre raisonnement, lorsqu’on proclame la force brutale comme pouvoir légitime, voudrait-on nier l’assassinat comme défense légitime ? Les empoisonnemens et les incendies nous représentent de solennelles leçons données par la barbarie esclave à la barbarie qui maintient l’esclavage. Des créoles, des planteurs, des hommes ayant l’expérience des choses coloniales, l’ont dit avant nous : « Le poison et l’incendie, armes invisibles dans la main des opprimés, attestent que le nègre, éveillé par ces cris d’indépendance que tous les vents lui apportent, a besoin d’une diminution graduelle dans le poids de sa chaîne… La classe des esclaves a eu ses progrès en intelligence et en civilisation, malgré les

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