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dix sols. Que prouve cela ? sinon que ces nègres ont la sensibilité du système nerveux complètement émoussée ? Ne se présente-t-il pas quelquefois de pareils phénomènes dans les hôpitaux ; n’y voit-on pas des malades subir sans éprouver de douleur, des opérations fort douloureuses ? En tout cas, si le fouet ne fait pas de mal, à quoi bon le conserver ? On dit encore qu’un nègre aime mieux recevoir vingt-neuf coups de fouet, que d’être condamné à quatre nuits de prison[1], cela peut être du moins pour quelques-uns des plus abrutis[2]. Mais s’agit-il de ce que les esclaves préfèrent ? Non, non ; il s’agit de les

  1. À moins de parti pris du maître on ne met guère les esclaves au cachot que la nuit, leurs bras sont de jour trop utiles pour les inutiliser.
  2. Les faits isolés n’ont point de valeur, c’est toujours d’ensemble que nous voulons juger. Si nous voulions opposer détail à détail, nous n’en manquerions pas. Ainsi nous pourrions mettre en regard de ces esclaves abrutis, celui de M. Pommez, négociant à la Pointe-à-Pitre, qui s’étant pris de querelle avec un homme de couleur, et sachant que son maître, sur la plainte de celui-ci, allait lui faire administrer un quatre piquets à geôle, se suicida pour échapper au déshonorant supplice. Cette triste aventure se passa en décembre 1839. — De tels événemens, hélas ! sont moins rares qu’on ne le pense. Nous venons de lire ceci dans une lettre adressée par un ecclésiastique à l’Univers, du 3 novembre 1841:

    « Si les maîtres ne se jouent plus, comme autrefois, de la vie de leurs nègres, du moins ils continuent de la leur rendre si dure, que plusieurs se débarrassent de l’existence comme d’un fardeau intolérable, soit pour éviter les châtimens dont ils sont menacés, ou se dérober au supplice continuel de l’esclavage. Depuis le 4 octobre 1840 jusqu’au 5 juillet 1841, jour de mon départ pour la France, j’ai été témoin de trois suicides dans la classe des esclaves. Le premier a eu lieu à Saint-François, le second à Sainte-Anne, le troisième à la Basse-Terre. Dans la première localité, un nègre marron n’ayant pu obtenir son pardon par l’intercession de son curé, s’étrangla avec une de ses bretelles pour se soustraire à l’exécution des menaces que lui adressait son maître. Dans la seconde, un autre se noya à quelque distance du bourg ; à la Basse-Terre, un ouvrier esclave se fit sauter la cervelle, en mettant le feu à une cartouche placée dans sa bouche. Il a fallu que je me sois trouvé sur les lieux, que j’aie vu les cadavres pour apprendre ces faits, tant la mort du nègre est estimée peu de chose, ou tant les maîtres ont soin de la tenir secrète. Ce qui doit faire conclure que ce