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patient ne faisait qu’un léger mouvement, et il ne sortit pas le moindre cri de sa bouche sauf cette ignoble exclamation : « Pardon, maître. »

Je me retirai avec M. Perrinelle, et nous étions encore dans une petite cour, non loin du lieu d’exécution, lorsque deux minutes après (le temps à peine de détacher les cordes qui le tenaient sur l’échelle), le nègre se présenta droit, ferme, la démarche tranquille, le visage calme, et dit d’une voix non altérée : « Maître, on a donné des rechanges aux autres, pendant que j’étais au cachot ; voulez-vous me faire donner la mienne. » Ce malheureux, évidemment, au physique ne souffrait pas, et au moral n’avait aucune idée de la dégradation qu’il venait de subir. Voilà ce que l’esclavage fait des hommes !

À prendre le fait dans sa nudité, on est tenté de dire que ce nègre fut puni bien légèrement pour un crime, qui à la cour d’assises le pouvait conduire aux galères, surtout quand on se représente que pour une faute à peine punissable selon la loi, il est exposé au même châtiment. Mais le degré de culpabilité de nos actes veut être apprécié en raison du milieu où ils se commettent. Cet esclave vivant dans la promiscuité bestiale à laquelle on les abandonne, n’était pas, cela est clair, la millième partie aussi coupable que nous l’aurions été en faisant ce qu’il fit. Il ne méritait pas le bagne ; c’est pourtant ce qui serait arrivé, si M. Perrinelle avait livré son noir à la justice, au lieu de le juger lui-même ! — En vérité, celui qui cherche à étudier cette société monstrueuse se perd à chaque pas en un dédale inextricable, et le désordre moral des institutions qu’il examine le jette lui-même de contradiction en contradiction. À peine vient-il de maudire l’arbitraire laissé au maître, qu’il lui faut se reprendre et s’en réjouir. Le pourrait-on croire, en effet, les esclaves qui comparaissent devant les tribunaux

    une réunion d’hommes. Que de mal ne peut-il pas faire ? Que de vengeances personnelles ou de famille ne peut-il pas couvrir du nom de juste punition ; et lorsqu’il est bourreau, combien de fois la haine de celui qui châtie n’a-t-elle pas augmenté le châtiment ?