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mieux, on le revêt d’un costume qui plaît aux femmes, et à sa profession sont attachés des plaisirs de vanité et de gloriole dont les Français ont toujours été friands par dessus tout. Eh bien, il n’est pas un paysan, pas un ouvrier, tel affamé soit-il, qui ne fasse tout ce qui est humainement possible pour éviter la conscription, qui ne préfère la faim et les vicissitudes du prolétariat à la soupe et à la quiétude de la caserne. Pourquoi donc ? C’est qu’à la caserne, la liberté est gênée ; c’est qu’on n’y a plus la libre disposition de soi-même.

Voici un fait qui nous paraît caractéristique. Un ouvrier, mutilé par l’explosion d’une mine, devenu aveugle, réduit à la misère, atteint d’une maladie organique, résultat de son désespoir ; fut tiré d’affliction par les secours, les conseils et la sollicitude d’un de nos amis. Un jour qu’il lui voulait exprimer toute sa reconnaissance, il lui dit en lui baisant les mains. « Ah ! monsieur, vous m’avez sorti de l’esclavage. » Ainsi le misérable, frappé de toutes les douleurs, frappé dans son corps, frappé dans son âme, frappé comme père, comme mari, comme homme, résumait tant de souffrances par un seul mot : Esclavage. Et qu’on ne dise point que les paroles n’ont pas de sens ; les paroles représentent le cœur. Allez donc proposer à ce prolétaire de changer avec un esclave ! La liberté est comme l’argent. Avec elle, quand on est heureux, on est plus heureux ; quand on est malheureux, on est moins malheureux. Les nègres jouiraient de leur bien-être matériel, mieux encore s’ils n’avaient pas de maîtres.

En résumé, jusqu’à ce qu’un colon ait mis ses fils et ses filles en esclavage, personne ne croira à la sincérité de sa préférence pour ce régime. Il n’est pas un seul de ceux qui osent soutenir une pareille thèse auquel nous n’ayons fermé la bouche rien qu’à lui dire : « Un génie malfaisant a condamné le fils qui vient de vous naître à être ou esclave aux colonies, ou prolétaire en Europe : choisissez. » Tous répondaient : « Prolétaire en Europe. » Tous préféraient, pour ceux qu’ils aiment,