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par un agent de police. Chacun venait l’interroger : Êtes-vous bonne fille ? Savez-vous blanchir ? travaillez-vous au jardin ? avez-vous jamais repassé ? pourquoi vous vend-on ? n’êtes-vous pas maronneuse (disposée à aller en marronnage), etc., etc. ? Elle répondait mal, de mauvaise volonté, et on lui disait alors : Ouvre donc la bouche, qu’on t’entende, imbécile ; et elle répliquait à peine quelques mots. Je suis persuadé, moi, qu’elle comprenait sa position. Après avoir vendu une baignoire, un lit, un canapé et une lampe, le commissaire-priseur dit : À la négresse. On s’approcha d’elle, il la fit tenir debout et la mit à prix. — 100 francs, la négresse une telle, âgée de seize ans !… Elle travaille au jardin, 100 fr., 110 ! — Elle, le visage froid et impassible, restait appuyée contre un meuble. — 120 fr., 150, 155 ! enfin elle fut adjugée à 405 francs ; et le commissaire-priseur lui dit, montrant le dernier surenchérisseur : Allez, voici maintenant votre maître. C’était un mulâtre. Elle leva les yeux, le regarda, s’approcha de lui, toujours du même air ; il lui adressa quelques paroles, et je les vis disparaître ensemble.

Quand nous racontions ce que nous vîmes-là, les créoles nous disaient, en baissant cependant un peu la tête : Que voulez-vous, c’est une propriété ; mais du moins ils vivent en paix, ils ne sont pas rongés par la misère comme vos paysans, leur existence est assurée.

Quel est le paysan, bon Dieu, qui voudrait assurer son existence à ce prix ? Ceux que la faim chasse de leurs froides demeures, ceux qui abandonnent la patrie et les doux souvenirs du berceau et de la jeunesse pour aller chercher la subsistance ailleurs, ceux-là vont-ils s’offrir à la servitude du sud de l’union américaine ? Non, c’est du travail qu’ils demandent au nord, du travail avec ses chances d’anciennes privations déjà connues, déjà cruellement éprouvées, mais du travail avec l’indépendance, avec la pleine jouissance de son être.

Le paysan, l’ouvrier qui a fini son ouvrage ne doit plus