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du moins selon les idées religieuses des maîtres qui ont tous de grandes prétentions à la piété. Presque toutes les habitations ont un cimetière à elles, du moins un champ appelé cimetière. Le noir qui meurt, est porté là par quelques camarades, sans prêtres, sans prières consacrées, sans aspersion, sans croix, sans avoir été introduit dans l’église comme l’exige le rite catholique ; enfin, sans aucune des cérémonies que commande la religion professée[1].

La servitude est l’annihilation de tous droits, comme de toutes facultés, une éternelle mutilation civile et morale. L’esclave possède, mais ce ne n’est que par tolérance du maître : légalement il n’a rien ; tout ce qu’il possède appartient à son propriétaire ; il ne peut ni contracter, ni vendre ; il ne lui est pas même loisible d’acheter sa liberté, si le maître ne veut pas consentir à la lui céder. Toujours rigoureusement tenu sous la machine pneumatique de l’ignorance, de crainte que son cerveau ne prenne une force dangereuse, il ne sait pas les élans sublimes de l’âme, les joies indicibles du cœur, et il est condamné à ne les savoir jamais. Quel que soit son génie, il ne peut sortir de sa position. Un esclave n’a presque plus rien de commun avec un homme, que l’organisation animale ; c’est un être à part qui n’a aucune relation légale avec les autres membres de la société, c’est une machine à cultiver ; c’est une chose, et il demeure soumis à toutes les misères, à fous les troubles, à tous les accidens qui peuvent suivre l’assimilation d’un homme à une chose possédée.

Lors de notre visite à la geôle de Fort-Royal, un noir attaché à la grande chaîne s’approcha de M. Lemaire, inspecteur

  1. Dans le procès Amé Noël, la justice constate que le cadavre de l’esclave Jean-Pierre a été jeté dans une falaise, portant encore aux bras les cordes qui les étreignaient. Dans un procès qui vient d’être jugé à la Martinique, contre un nommé Laffranque, il est avéré que l’esclave Delphont, tombé d’épuisement au travail où il avait été envoyé, malgré son état de maladie, et mort sur la place, fut enterré huit heures après son décès, sans aucune déclaration préalable. (Rapport de M. Goubert, juge d’instruction, 15 août 1841.)