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De ses manottes déchargé,
Après avoir un peu songé,
Dit ces paroles, ce me semble :
"O Reine ! à cause que je tremble,
Je ne dirai peut-être rien
Qui ne vous scandalise bien.
Commandez qu’on me donne à boire,
Et je vous conterai l’histoire
Des gens les plus infortunés
Qui soient en ce bas monde nés."
Aussitôt une pinte entière.
De très rafraîchissante bière
Lui fut mise en un gobelet ;
Le drôle le vida tout net ;
La dose fut réitérée,
Et sa gorge désaltérée,
Il dit d’un fort beau ton de voix
Ces belles paroles de choix :
"O Reine à qui Jupiter donne
Le pouvoir de porter couronne
Sur un peuple vaillant et fier,
Et le bonheur d’édifier
Une ville avec citadelle
Qui sans doute sera fort belle,
Mais où l’on vit fort chèrement
(J’en puis parler pertinemment :
Il m’a coûté dix richedales
Pour avoir eu serviettes sales,
Et nappe plus sale deux fois,
Mangé deux centaines de noix,
Et la moitié d’un vieil fromage ;
Je n’en dirai pas davantage,
Car on n’ajoute guère foi
A des étrangers comme moi).
Or, pour revenir à mon conte,
Puisqu’il faut donc vous rendre compte
De nos noms et de nos surnoms,
Et du pays d’où nous venons,
Mon nom est Marc Ilionée,
Grand chambellan du sieur Enée.