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Je me vis maître du rivage ;
Mais, une nation sauvage
D’un roc où je m’étais juché
M’ayant rudement déniché,
Je bus, sans en avoir envie,
Assez pour en perdre la vie,
Tellement que mon corps enflé,
Cà et là par les vents soufflé,
Erre, flottant de plage en plage,
Jouet du vent et de l’orage.
Ce considéré, Monseigneur,
Tirez-moi d’un si grand malheur,
Et que ma carcasse moisie
Dans quelque boîte bien choisie
Soit par vous mise en son repos ;
Vous ne pouvez plus à propos,
Car une âme est fort mal contente
Lorsque sa charogne est flottante.
Si cela doit durer longtemps
(On m’a dit que c’était cent ans),
Je suis pour faire en ces lieux sombres
Un bruit à faire peur aux ombres.
Mais prenons un plus court chemin :
Donnez-moi votre blanche main
Quand vous passerez le Cocyte ;
Je veux, si la mienne la quitte,
Que le méchant vilain Caron
M’assomme à grands coups d’aviron."
La Sibylle prit la parole :
"Quoi, prétendez-vous, tête folle,
D’être ainsi dans l’Enfer admis
Devant que d’être en terre mis ?
Voyez le beau héros de neige
Pour avoir un tel privilège !
L’ordre établi par les grands Dieux
Se changera pour vos beaux yeux :
Ce serait une belle chose !
Voudriez-vous bien être cause
Qu’Aeneas pour vous fût dédit,
Et mît en hasard son crédit ?