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D’UN LIÈVRE.

bien des choses par prudence et par politesse ; mais devant la mort, le mensonge, devenant inutile, on peut tout dire. D’ailleurs, j’avoue mon faible ; il doit être agréable de laisser après soi un glorieux souvenir, et de ne pas mourir tout entier ; qu’en pensez-vous ? »

J’eus toutes les peines du monde à lui faire entendre que j’étais de son avis, car il avait gagné dans ses rapports avec les Hommes une surdité d’autant plus gênante qu’il s’obstinait à la nier. Que de fois n’ai-je pas maudit cette infirmité qui le privait du bonheur d’écouter ! Je lui criai dans les oreilles qu’on était toujours bien aise de se survivre dans ses œuvres, et que, devant une fin presque certaine, il devait être en effet consolant de penser que la gloire peut remplacer la vie, qu’en tout cas cela ne pouvait pas faire de mal.

Il me dit alors que son embarras était grand, que sa maudite blessure l’empêchait d’écrire, puisqu’il avait précisément la patte droite cassé ; qu’il avait essayé de dicter à ses enfants, mais que les pauvres petits ne savaient que jouer et manger ; qu’un instant il avait eu l’idée de faire apprendre par cœur son histoire à l’aîné, et de la transmettre ainsi à l’état de rapsodie aux siècles futurs, mais que l’étourdi n’avait jamais manqué de perdre la mémoire en courant. « Je vois bien, ajouta-t-il, qu’on ne peut guère compter sur la tradition orale pour conserver aux faits leur caractère de vérité ; je n’ai pas envie de devenir un mythe, comme le grand Wishnou, Saint-Simon,