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D’UNE VIEILLE CORNEILLE.

amoureux ? Il y a tantôt cent ans que je vous aime, et que je vous aime en vain. Que n’ai-je pas fait, grand Dieu ! pour vous oublier[1] ! Me punirez-trous de n’y avoir pas réussi ? Je vous en prie, ajouta-t-il, restez avec nous.

— Ceci, lui répondis-je, m’a tout l’air d’une déclaration en bonnes formes ; mais un amour de cent ans ressemble, à s’y tromper, à une belle et bonne amitié : je l’accepte comme tel. Allons, consolez-vous, ajoutai-je. L’amour est un enfant, il veut des cœurs jeunes comme lui ; ne sommes-nous pas trop vieux ? Me voici à Paris, j’y resterai, mais à une condition, c’est que vous me chercherez un logement.

— N’est-ce que cela ? me dit-il en me montrant un Dragon volant ; je demeure sous l’aile gauche de ce Dragon, l’aile droite est libre ; si l’appartement vous convient, refuserez-vous d’être ma voisine ? Et il me vante les charmes de sa résidence. À l’en croire, été comme hiver, c’était un lieu de délices.

Ce jour-là, mon excellent ami me parlait de sa voix la plus douce, son air était si bon et son accent si pénétré, que je n’aurais osé le refuser. Je retirai pourtant d’entre les siennes une de mes pattes qu’il serrait avec un peu plus de tendresse que n’en comportait une simple amitié.

  1. J’ai su plus tard que ce cœur héroïque n’avait en effet rien négligé pour en arriver à se débarrasser complètement de mon souvenir. Il s’était marié jusqu’à trois fois, sans rien obtenir d’un remède aussi violent et aussi opiniâtrement appliqué… Ô Corneille, ab uno disce omnes !