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MÉMOIRES

de raison, c’est-à-dire où la plupart des êtres créés commencent à déraisonner, je me livrai à des réflexions philosophiques dont le résultat fut le monologue suivant : « La nature, me dis-je, m’a comblé de ses plus rares faveurs. Charmes de la figure, élégance de la taille, capacité de l’estomac, elle m’a tout prodigué, la bonne mère ! songeons à faire usage de ses dons. Je suis propre à la vie horizontale ; abandonnons-nous à la mollesse ; j’ai quatre rangées de dents acérées, mangeons les autres, et tâchons de n’en pas être mangé. Pratiquons l’art de jouir, adoptons la morale des viveurs, ce qui équivaut à n’en adopter aucune. Fuyons le mariage ; ne partageons pas avec une compagne une proie que nous pouvons garder tout entière ; ne nous condamnons pas à de longs sacrifices pour élever une bande d’enfants ingrats. »

« Tel fut mon plan de conduite, et les charmes des Sauriennes du grand fleuve ne me firent point renoncer à mes projets de célibat. Une seule fois, je crus ressentir une passion sérieuse pour une jeune Crocodile de cinquante-deux ans. Ô Mahomet ! qu’elle était belle ! Sa tête aplatie semblait avoir été comprimée entre les pinces d’un étau ; sa gueule rieuse s’ouvrait large et profonde comme l’entrée de la pyramide de Chéops. Ses petits yeux verts étaient garnis d’une paupière jaune comme l’eau du Nil débordé. Sa peau était rude, raboteuse, semée de mouchetures verdâtres. Toutefois je résistai à la séduction de