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D’UN LIÈVRE.

Mon maître, devenu mon compère, vantait partout ma probité et me déclarait incorruptible.

Pendant le cours de ma vie publique et politique, une seule question m’intéressa un instant. Ce fut la question d’Orient, question que la hardiesse de la diplomatie a pu résoudre enfin, à la satisfaction des Lièvres de tous les pays. En Orient, le Lièvre a été l’objet de l’attention particulière du législateur, qui défend de manger sa chair. Je suis donc de ceux qui ne redoutent nullement l’agrandissement de l’empire ottoman.

Mais hélas ! tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Une fois, après toute une journée de fatigues, je venais de donner la cinquantième représentation extraordinaire de la soirée, j’avais recueilli de nombreux applaudissements, et mon maître pas mal de gros-sous ; les deux chandelles qui éclairaient la scène tiraient à leur fin, je croyais ma journée bien finie, je dormais tout éveillé (pour faire plaisir à M. de Buffon), quand mon tyran, sur la demande d’un parterre insatiable, annonça la cinquante et unième représentation extraordinaire de tous mes exercices. Je l’avoue, la patience m’échappa : on ne s’amuse jamais en amusant les autres ; le feu me monta au cerveau, et quand je me retrouvai sur ma planche maudite, j’avais déjà perdu la tête. Je crois que je posai machinalement la patte sur la détente du pistolet.

— Feu pour Louis XVIII ! cria mon maître.

Je ne bougeai pas ; mais je l’avoue, je n’avais pas la