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D’UN LIÈVRE.

deux. Il est juste et il est d’usage parmi les Hommes qu’on recueille tôt ou tard le fruit de son désintéressement. Souviens-toi donc que dès aujourd’hui nos intérêts sont communs, que le public devant lequel tu vas paraître est un public français, dont la sévérité et le bon goût sont célèbres dans tous les pays, et qu’une chute serait d’autant plus impardonnable que, pour l’éviter, il te suffira de plaire à tout le monde. Songe que le rôle que tu vas jouer dans la société est un rôle important, et qu’il est toujours beau d’amuser un grand peuple. Provisoirement arrange-toi pour oublier jusqu’au nom de Charles X ; il faut bien être un peu ingrat pour gagner sa pauvre vie dans les temps où nous sommes. Ainsi donc, attention ! Il ne s’agit plus de battre le tambour à tort ou à travers ; car en matière politique, il n’est point de faute vénielle, et toute confusion est un crime. Reste bien dans ton rôle, le mien sera de faire la quête. Nous ne gagnerons pas des millions, mais les pauvres vivent à moins. »

— Ah bien ! me dis-je, voilà une admirable tirade et une prodigieuse explication. J’ai là un tyran bien naïf ou bien effronté. Ne jugerait-on pas, à l’entendre, que c’est moi qui l’ai supplié de me faire prisonnier, de m’arracher à mes campagnes, de m’apprendre à jouer la comédie et de me rendre le plus malheureux des Lièvres ? Ne croirait-on pas que je dois lui savoir un gré infini de ne pas m’avoir tué toutes les fois qu’il lui a paru plus agréable et plus utile de me laisser la vie ?