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lancée d’une main nerveuse, glisse sur la bille et la manque ; le tapis craque, le tapis se fend triangulairement, et la queue presque tout entière s’engouffre et disparaît dans un abîme de drap vert.

Le tonnerre en personne serait tombé dans la salle, que le saisissement n’eût pas été plus grand. Chacun s'entre-regarda. Naz, le malheureux Naz resta debout, comme stupéfait, le corps en ayant et la bouche ouverte.

— Son père ! s’écria la vieille Nanon, qu’on aille chercher Monsieur son père !

Le père de Naz arriva.

On s’attendait à une explosion de colère, il se montra glacial et digne :

— Combien ce tapis ?

— Soixante francs, mon beau Monsieur, pas moins de soixante francs.

— Voici soixante francs !… et qu’on me donne le vieux drap.

Puis, les bandes déboulonnées et le tapis décloué :

— Emporte-moi ça, dit le père en mettant le tapis roulé sur le dos.

Que comptait-il faire ?

Le surlendemain tout fut expliqué quand nous vîmes entrer le malheureux Naz vêtu de vert de la tête aux pieds ; habit vert, gilet vert, pantalon vert, casquette verte, et non pas vert-pomme ou vert-bouteille, mais de ce vert cruel et particulièrement détestable qu’on choisit pour les tapis de billard. Sur l’épaule droite nous reconnûmes tous une grande tache faite par la lampe à schiste, et sur l’épaule gauche une petite meurtrissure bleue imprimée dans le drap par un massé trop brutal.

À partir de ce jour, mon ami Naz passa une jeunesse mélancolique.

Six ans durant, son père fut inflexible ; six ans durant, des habillements complets de couleur verte sortirent pour le malheureux Naz de cet inépuisable tapis.