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LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE V.

mais encore ce que les règles convenues de décence et d’honnêteté ont rendu nécessaire aux dernières classes du peuple ; Smith, dis-je, a eu tort de la fixer. Cette ligne est mobile de sa nature.

On peut dire, en général, que le luxe est l’usage des choses chères ; et ce mot cher, dont le sens est relatif, convient assez dans la définition d’un mot dont le sens est relatif aussi. Le mot luxe en français réveille en même temps plutôt l’idée de l’ostentation que celle de la sensualité[1] : le luxe des habits n’indique pas que les habits sont plus commodes pour ceux qui les portent, mais qu’ils sont faits pour frapper les yeux de ceux qui les regardent. Le luxe de la table rappelle plutôt la somptuosité d’un grand repas que les mets délicats d’un épicurien.

Sous ce point de vue, le luxe a principalement pour but d’exciter l’admiration par la rareté, la cherté, la magnificence des objets qu’il étale ; et les objets de luxe sont les choses qu’on emploie ni pour leur utilité réelle, ni pour leur commodité, ni pour leur agrément, mais seulement pour éblouir les regards et pour agir sur l’opinion des autres hommes. Le luxe est de l’ostentation, mais l’ostentation s’étend à tous les avantages dont on cherche à se parer : on est vertueux par ostentation ; on ne l’est jamais par luxe. Le luxe suppose de la dépense, et si l’on dit le luxe de l’esprit, c’est par extension, et en supposant qu’on se met en dépense d’esprit quand on prodigue les traits que l’esprit fournit ordinairement, et que le goût veut qu’on ménage.

Quoique ce que nous entendons par luxe ait principalement l’ostentation pour motif, néanmoins les recherches d’une sensualité extrême peuvent lui être assimilées : elles ne peuvent pas se mieux justifier, et l’effet en est exactement le même ; c’est une consommation considérable, propre à satisfaire de grands besoins, et consacrée à de vaines jouissances. Mais je ne saurais nommer objet de luxe ce qu’un homme éclairé et sage, habitant un pays policé, désirerait pour sa table, s’il n’avait aucun convive, pour sa maison et son vêtement, s’il n’était forcé à aucune représentation. C’est un agrément, c’est une commodité bien entendue et convenable à sa fortune, mais ce n’est pas du luxe.

L’idée du luxe ainsi déterminée, on peut dès à présent découvrir quels sont ses effets sur l’économie des nations.

  1. Les Anglais n’ont qu’un seul mot (luxury) pour exprimer ce que nous appelons luxe et luxure. C’est peut-être à cette circonstance qu’il faut attribuer l’idée de sensualité qu’ils attachent plus que nous aux choses de luxe.