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LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE V.

pose la force et l’empire de soi-même, comme les autres vertus, et nulle n’est plus féconde en heureuses conséquences. C’est elle, qui dans les familles, prépare la bonne éducation physique et morale des enfans, de même que le soin des vieillards ; c’est elle qui assure à l’âge mûr cette sérénité d’esprit nécessaire pour se bien conduire, et cette indépendance qui met un homme au-dessus des bassesses. C’est par l’économie seule qu’on peut être libéral, qu’on peut l’être long-temps, qu’on peut l’être avec fruit. Quand on n’est libéral que par prodigalité, on donne sans discernement ; à ceux qui ne méritent pas, comme à ceux qui méritent ; à ceux à qui l’on ne doit rien, aux dépens de ceux à qui l’on doit. Souvent on voit le prodigue obligé d’implorer le secours des gens qu’il a comblés de profusions : il semble qu’il ne donne qu’à charge de revanche, tandis qu’une personne économe donne toujours gratuitement, parce qu’elle ne donne que des biens dont elle peut disposer sans se mettre dans la gêne. Elle est riche avec une fortune médiocre, au lieu que l’avare et le prodigue sont pauvres avec de grands biens.

Le désordre exclut l’économie. Il marche au hasard, un bandeau sur les yeux, au travers des richesses : tantôt il a sous la main ce qu’il désire le plus, et s’en passe faute de l’apercevoir ; tantôt il saisit et dévore ce qu’il lui importe de conserver. Il est perpétuellement dominé par les événemens : ou il ne les prévoit pas, ou il n’est pas libre de s’y soustraire. Jamais il ne sait où il est, ni quel parti il faut prendre.

Une maison où l’ordre ne règne pas, devient la proie de tout le monde ; elle se ruine, même avec des agens fidèles ; elle se ruine même avec de la parcimonie. Elle est exposée à une foule de petites pertes qui se renouvellent à chaque instant sous toutes les formes, et pour les causes les plus méprisables[1].

  1. Je me souviens qu’étant à la campagne, j’eus un exemple de ces petites pertes qu’un ménage est exposé à supporter par sa négligence. Faute d’un loquet de peu de valeur, la porte d’une basse-cour, qui donnait sur les champs, se trouvait souvent ouverte. Chaque personne qui sortait tirait la porte ; mais n’ayant aucun moyen extérieur de la fermer, la porte restait battante ; plusieurs animaux de basse-cour avaient été perdus de cette manière. Un jour, un jeune et beau porc s’échappa et gagna les bois. Voilà tous les gens en campagne ; le jardinier, la cuisinière, la fille de basse-cour, sortirent chacun de leur côté en quête de l’animal fugitif. Le jardinier fut le premier qui l’aperçut, et, en sautant un fosse pour lui barrer un passage, il se fit une dangereuse foulure, qui le retint plus de quinze jours dans son lit. La cuisinière trouva brûlé du linge qu’elle avait abandonné près du feu pour le faire sécher ; et la fille de basse-cour ayant quitté l’étable sans se donner le temps d’attacher les bestiaux, une des vaches, en son absence, cassa la jambe d’un poulain qu’on élevait dans la même écurie. Les journées perdues du jardinier valaient bien vingt écus ; le linge et le poulain en valaient bien autant ; voilà donc, en peu d’instants, faute d’une fermeture de quelques sous, une perte de quarante écus, supportée par des gens qui avaient besoin de la plus stricte économie, sans parler ni des souffrances causées par la maladie, ni de l’inquiétude et des autres inconvéniens étrangers à la dépense. Ce n’étaient pas de grands malheurs ni de grosses pertes ; cependant, quand on saura que le défaut de soin renouvelait de pareils accidens tous les jours, et qu’il entraîna finalement la ruine d’une famille honnête, on conviendra qu’il valait la peine d’y faire attention.