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DE LA DISTRIBUTION DES RICHESSES.

que, durant tout le moyen âge, dans les grands états de l’Europe, ce trafic, réputé infâme, ait été abandonné aux juifs. Le peu d’industrie de ces temps-là s’alimentait des maigres capitaux des marchands et artisans eux-mêmes ; l’industrie agricole, celle qui se pratiquait avec le plus de succès, marchait au moyen des avances des seigneurs et des grands propriétaires qui fesaient travailler des serfs ou des métayers. On empruntait, moins pour trafiquer avantageusement, que pour satisfaire à un besoin pressant ; exiger alors un intérêt n’était autre chose qu’asseoir un profit sur la détresse de son prochain, et l’on conçoit que les principes d’une religion toute fraternelle dans son origine, comme était la religion chrétienne, devaient réprouver un tel calcul, qui, maintenant encore, est inconnu des âmes généreuses et condamné par les maximes de la morale la plus ordinaire. Montesquieu[1] attribue à cette proscription du prêt à intérêt la décadence du commerce : c’est une des raisons de sa décadence, mais il y en avait beaucoup d’autres.

Les progrès de l’industrie ont fait considérer un capital prêté sous un tout autre jour. Ce n’est plus maintenant, dans les cas ordinaires, un secours dont on a besoin ; c’est un agent, un outil dont celui qui l’emploie peut se servir très-utilement pour la société, et avec un grand bénéfice pour lui-même. Dès-lors il n’y a pas plus d’avarice ni d’immoralité à en tirer un loyer, qu’à tirer un fermage de sa terre, un salaire de son industrie ; c’est une compensation équitable, fondée sur une convenance réciproque ; et la convention entre l’entrepreneur et le prêteur, par laquelle ce loyer est fixé, est du même genre que toutes les conventions.

Mais dans l’échange ordinaire, tout est terminé quand l’échange est consommé ; tandis que dans le prêt il s’agit encore d’évaluer le risque que court le prêteur, de ne pas rentrer en possession de la totalité ou d’une partie de son capital. Ce risque est apprécié et payé au moyen d’une autre portion d’intérêt ajoutée à la première, et qui forme une véritable prime d’assurance.

Toutes les fois qu’il est question d’intérêts de fonds, il faut soigneusement distinguer ces deux parties dont ils se composent, sous peine d’en raisonner tout de travers, et souvent de faire, soit comme particulier, soit comme agent de l’autorité publique, des opérations inutiles ou fâcheuses.

C’est ainsi qu’on a constamment réveillé l’usure, quand on a voulu limiter le taux de l’intérêt ou l’abolir entièrement. Plus les menaces étaient

  1. Esprit des Lois, liv. XXI, ch. 20.