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LIVRE PREMIER. — CHAPITRE XX.

faire quelques lieues, mais rarement font entreprendre un voyage. Il n’est pas vraisemblable que l’envie de voir l’Opéra de Paris soit le motif pour lequel tant d’Allemands, de Russes, d’Anglais, d’Italiens, viennent visiter en temps de paix cette grande capitale, qui, heureusement, a de bien plus justes droits à la curiosité générale. Les Espagnols regardent leurs combats de taureaux comme excessivement curieux ; cependant je ne pense pas que beaucoup de français aient fait le voyage de Madrid pour en avoir le divertissement. Ces sortes de jeux sont fréquentés par les étrangers qui sont attirés dans le pays pour d’autres causes, mais ce n’est pas celle-là qui détermine leur déplacement.

Les fêtes si vantées de Louis XIV avaient un effet encore plus fâcheux. Ce n’était pas l’argent des étrangers qu’elles fesaient dépenser, c’était celui des français qui arrivaient des provinces pour dissiper en quelques jours ce qui aurait pu faire subsister leur famille pendant une année. De sorte que les français y perdaient ce qui y était dépensé par les mains du roi, et dont la valeur avait été levée par la voie des contributions, et ce qui y était dépensé par les mains des particuliers. On y perdait le principal des choses consommées, pour faire gagner à quelques marchands leurs profits sur ce principal ; profits qu’ils auraient faits tout de même, en donnant un cours plus utile à leurs capitaux et à leur industrie.

Une acquisition vraiment profitable pour une nation, c’est celle d’un étranger qui vient s’y fixer en apportant avec lui sa fortune. Il lui procure à la fois deux sources de richesses : de l’industrie et des capitaux. Cela vaut des champs ajoutés à son territoire ; sans parler d’un accroissement de population précieux quand il apporte en même temps de l’affection et des vertus. « À l’avènement de Frédéric-Guillaume à la régence, dit le roi de Prusse dans son Histoire de Brandebourg[1], on ne fesait dans ce pays ni chapeaux, ni bas, ni serges, ni aucune étoffe de laine. L’industrie des Français nous enrichit de toutes ces manufactures. Ils établirent des fabriques de draps, d’étamines, de petites étoffes, de bonnets, de bas tissus au métier ; des chapeaux de castor, de poil de lapin et de lièvre ; des teintures de toute espèces. Quelques-uns de ces réfugiés se firent marchands, et débitèrent en détail l’industrie des autres. Berlin eut des orfèvres, des bijoutiers, des horlogers, des sculpteurs ; et les Français qui s’établirent dans le pays, y cultivèrent le tabac, et firent

  1. Tome II, page 311.