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DE LA PRODUCTION DES RICHESSES.

commerçant, ce sont les peuples indépendans de toutes les parties du monde. Tout peuple commerçant doit désirer qu’ils soient tous indépendans, pour qu’ils deviennent tous plus industrieux et plus riches ; car plus ils sont nombreux et productifs, et plus ils présentent d’occasions et de facilités pour des échanges. Ces peuples alors deviennent pour vous des amis utiles, et qui ne vous obligent pas de leur accorder des monopoles onéreux, ni d’entretenir à grands frais des administrations, une marine et des établissemens militaires aux bornes du monde. Un temps viendra où l’on sera honteux de tant de sottise, et où les colonies n’auront plus d’autres défenseurs que ceux à qui elles offrent des places lucratives à donner et à recevoir, le tout aux dépens des peuples[1].

Lorsque Poivre fut nommé intendant de l’Ile-de-France, cette colonie était fondée depuis cinquante ans seulement, et il se convainquit que sa conservation avait déjà coûté à la France 60 millions, continuait de lui occasionner de grandes dépenses, et ne lui rapportait absolument rien[2].

Il est vrai que les sacrifices qu’on avait faits alors, et qu’on a faits depuis pour conserver l’Ile-de-France, avaient aussi pour but de conserver les établissemens des Indes orientales ; mais quand on saura que ceux-ci ont coûté encore bien davantage, soit au gouvernement, soit aux actionnaires de l’ancienne et de la nouvelle compagnie, alors on sera forcé de conclure qu’on a payé cher à l’Ile-de-France l’avantage de faire de grosses pertes au Bengale et au Coromandel.

On peut appliquer le même raisonnement aux positions purement militaires qu’on a prises dans les trois autres parties du monde. En effet, si l’on prétendait que tel établissement a été conservé à grands frais, non pour en tirer du profit, mais pour étendre et assurer la puissance de la

  1. Arthur Young (Voyage en France, tome I, page 456) a fait en 1789 un calcul qui prouve que si la France avait, depuis vingt-cinq ans en arrière, consacré les millions qu’elle a employés pour conserver ses colonies des Antilles, à fertiliser les provinces incultes de France qui sont susceptibles de donner de riches produits, telles que le Bourbonnais et la Sologne, elle en retirerait un produit annuel décuple de celui que fournissent ses îles. Il en conclut que ce serait un grand ami des Français que celui qui les débarrasserait de ces colonies ; comme ce serait, ajoute-t-il, un grand bonheur pour l’Angleterre que les nègres se rendissent indépendans à la Jamaïque et dans les autres îles anglaises.
  2. Voyez les Œuvres de Poivre, page 209 ; et encore il ne comprend pas là-dedans l’entretien des forces maritimes et militaires de la France elle-même, dont une partie au moins devait être mise sur le compte de cette colonie.