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LIVRE PREMIER. — CHAPITRE XIX.

les raisons d’économie sont du côté du plus fort. C’est ainsi probablement que les profits d’une sucrerie étaient tellement exagérés, qu’on prétendait à Saint-Domingue qu’une plantation devait, en six années, rembourser son prix d’achat, et que les colons des îles anglaises, au dire de Smith lui-même, convenaient que le rhum et la mélasse suffisaient pour en couvrir les frais, et que le sucre était tout profit[1].

Quoi qu’il en soit, tout est changé ; et pour ne nous occuper ici que des Antilles françaises, soit que les institutions et le mode de culture y soient mauvais ; soit que le régime de l’esclavage y ait dépravé, en deux sens différens, le maître aussi bien que l’esclave, et qu’il altère les qualités qui constituent la véritable industrie, c’est-à-dire l’intelligence, l’activité et l’économie, le fait est que l’on ne peut plus, à la Martinique et à la Guadeloupe, soutenir la concurrence de plusieurs autres pays, qui peuvent approvisionner l’Europe de sucre à beaucoup meilleur marché. Ce n’est qu’à la faveur de droits établis en France sur les sucres étrangers, droits qui équivalent à une prohibition, que ces deux îles peuvent y vendre leurs sucres, qui, au prix où ils leur reviennent, ne pourraient se vendre nulle autre part. Et malgré le monopole du marché de la France que cette prohibition leur assure au grand détriment des français, les colons de la Martinique et de la Guadeloupe ne peuvent soutenir leurs établissemens : ils sollicitent chaque jour de nouvelles faveurs de la métropole ; et ces faveurs ne les empêchent pas de s’endetter chaque jour davantage, c’est-à-dire de se ruiner.

Les Antilles anglaises paraissent ressentir une partie des mêmes inconvéniens ; leurs plaintes et leurs demandes en font foi. La libération graduelle des nègres rendrait-elle meilleure la situation des planteurs ? Il est permis d’en douter. Des propriétaires, dont les vues philanthropiques sont dignes d’éloges (M. Steel, M. Nottingham), en ont fait l’essai avec un succès contesté, et leurs tentatives ne se sont pas renouvelées. En Europe, au contraire, la culture des terres par des serfs affranchis, que les propriétaires ont ensuite payés à titre d’ouvriers, est devenue générale ; mais les circonstances ont été fort différentes aux Antilles. Le soleil y est brûlant, la culture du sucre pénible. L’ouvrier européen n’y résiste pas. Le nègre a peu d’ambition et peu de besoins. Une heure ou deux de travail par jour, lui procurent ce qui suffit à l’entretien de sa famille. Devenu

  1. Dans le langage des Anglais, le mot profit comprend tout à la fois le profit du capital et celui de l’industrie des entrepreneurs.