Page:Say - Traité d’économie politique.djvu/161

Cette page a été validée par deux contributeurs.
160
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE XVII.

Dans l’un et l’autre cas, une valeur est envoyée, une autre valeur revient en échange ; mais nous n’avons point encore examiné si une portion des valeurs envoyées ou revenues, était composée de métaux précieux. On peut raisonnablement supposer que lorsque les négocians sont libres de choisir les marchandises sur lesquelles portent leurs spéculations, ils préfèrent celles qui leur présentent le plus d’avantage, c’est-à-dire celles qui, rendues à leur destination, auront le plus de valeur. Ainsi, lorsqu’un négociant français envoie en Angleterre des eaux-de-vie, et que, par suite de cet envoi, il a mille livres sterling à faire venir, il compare ce que produiront en France ces mille livres sterling dans le cas où il les fera venir en métaux précieux, avec ce qu’elles produiront s’il les fait venir en quincailleries[1].

  1. Il convient d’écarter ici une erreur grossière que font quelques partisans du système exclusif. Ils regardent comme un bénéfice fait par une nation, seulement le solde qu’elle reçoit en espèces : c’est comme s’ils disaient qu’un marchand de chapeaux qui vend un chapeau 24 francs, gagne 24 francs sur cette vente, parce qu’il est payé en numéraire. Il n’en est pas ainsi : l’argent est une marchandise comme toute autre ; le négociant français qui expédie en Angleterre pour 20 mille francs d’eaux-de-vie, expédie une marchandise qui représentait en France une somme de 20 mille francs : s’il la vend en Angleterre mille livres sterling, et si, fesant venir en argent ou en or ces mille livres sterling en France, elles y valent 25 mille francs, le bénéfice est seulement de 5 mille francs, quoique la France ait reçu 25 mille francs de métaux précieux. Et dans le cas où le négociant français ferait acheter des quincailleries avec les mille livres sterling dont il peut disposer, et pourrait, les fesant venir en France, les y vendre 28 mille francs ; alors il y aurait pour le négociant et pour la France un bénéfice de 8 mille francs, quoiqu’il ne fût point entré de numéraire en France. En un mot, le bénéfice n’est que l’excédant de la valeur reçue sur la valeur envoyée, sous quelque forme d’ailleurs que ces deux valeurs aient été transportées.

    Ce qui est digne de remarque, c’est que plus le commerce qu’on fait avec l’étranger est lucratif, plus la somme des importations doit excéder la somme des exportations, et qu’on doit désirer précisément ce que les partisans du système exclusif regardent comme une calamité. Je m’explique : quand on exporte pour 10 millions, et qu’on importe pour 11 millions, il y a dans la nation une valeur d’un million de plus qu’auparavant. Malgré tous les tableaux de la balance du commerce, cela arrive même toujours ainsi, ou bien les négocians qui trafiquent avec l’étranger, ne gagneraient rien. Comment peut-il arriver, dira-t-on, que deux nations qui ont entre elles des relations de commerce, reçoivent toutes les deux plus de valeurs qu’elles n’en exportent ? Le fait s’explique naturellement : on ne peut évaluer les marchandises exportées que selon la valeur qu’elles ont en sortant ; mais cette valeur est plus forte lorsqu’elles sont arrivées à leur destination ; cette valeur plus forte achète une marchandise étrangère, dont la valeur augmente encore en arrivant chez nous : elle est évaluée à son entrée selon sa valeur nouvellement acquise. Voilà donc une valeur exportée qui a amené une valeur importée plus forte de tout le bénéfice fait sur l’allée et le retour. On voit par là que, dans un pays qui prospère, la somme de toutes les marchandises importées doit excéder celle de toutes les marchandises exportées. Quel jugement devons-nous porter en conséquence d’un rapport du ministre de l’intérieur de France, présenté en 1815, suivant lequel la somme des exportations est portée à 585 millions, et celle des importations, le numéraire compris, à 530 millions, et qui donne ce résultat comme le plus beau qui eût encore été obtenu ? Ce rapport, en le supposant exact, constate, au contraire, les pertes considérables que supportait le commerce français à cette époque, par suite des fautes de son gouvernement.

    Je lis, dans un Mémoire sur la province de Navarre en Espagne*, que, comparaison faite de la valeur des importations et des exportations de cette province, la balance contre la province est de près de 600 mille francs par an. L’auteur ajoute : « S’il y a une vérité incontestable, c’est que tout pays qui s’enrichit ne saurait importer plus qu’il n’exporte, sans quoi son capital diminuerait visiblement. Et comme la Navarre est dans un état de prospérité croissante, ce qui est démontré par les progrès de la population et de l’aisance, il est clair que… » L’auteur devait ajouter ici, pour conséquence : Il est clair que je n’y connais rien, puisque je cite un fait démontré qui dément un principe incontestable. On lit tous les jours des choses de cette force.

*. Annales des Voyages, tome II, page 312.