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Cette longue déviation du prêt à intérêt est un phénomène unique dans l’histoire et doit être signalée ici comme la véritable cause de la prohibition qui devait peser sur l’intérêt pendant dix siècles.

Ces abus eurent leur origine et trouvent leur explication dans les conditions économiques et sociales du monde romain. Possédés d’un incurable mépris pour l’industrie et le commerce, les Romains consommaient des richesses sans en créer. En dehors des produits insuffisants d’une agriculture primitive, ce peuple ne connut d’autres sources de richesse que les dépouilles des peuples vaincus et les impôts payés par les provinces soumises.

Quelques traits suffisent également à caractériser son état social. À Rome, une double aristocratie de patriciens et de chevaliers, fondée sur la puissance politique et sur la richesse territoriale et mobilière 1 ; une classe plébéienne détournée du travail par les expéditions militaires et, plus tard, poussée à l’oisiveté parles distributions de vivres «t les spectacles ; enfin, les esclaves et les affranchis travaillant pour satisfaire à la consommation improductive des grands propriétaires de terres et de capitaux. Dans les provinces, des peuples souvent laborieux et actifs, mais épuisés par des guerres fréquentes, écrasés de taxes et pressurés par les exactions des proconsuls ou par les malversations des collecteurs d’impôts. Les mœurs de ce peuple furent en rapport avec son état social. Pour n’en retenir que ce qui nous intéresse ici, disons seulement que la cupidité et l’avarice, à l’origine et, dans la suite, la mollesse et la dépravation furent chez eux des passions dominantes, qui toutes concouraient à développer l’usure et à en faire un vice national. Les richesses de l’Afrique et de l’Asie Mineure, celles de la Gaule, de l’Espagne et de la Grèce n’affluèrent à Rome que pour y faire naître, avec une fièvre intense de spéculation et d’agiotage, un débordement inouï de luxe et de vanité.

On s’expliquerait difficilement que, dans de telles conditions, le prêt à intérêt fut devenu autre chose qu’une source d’abus . Les conditions économiques en firent un instrument de ruine : ne pouvant être basé sur la production, il le fut tantôt sur la détresse et tantôt sur un amour immodéré des jouissances. Patriciens et chevaliers en firent en outre un instrument de prépondérance et d’oppression. Enfin, complice de ces abus, une législation renouvelée de Dracon en aggravait les conséquences en conférant au créancier, par une procédure terrible, les biens, la liberté et la vie du débiteur insolvable. Caton exprimait une vérité en comparant le prêt à intérêt au vol et à l’assassinat : il était cela.

L’histoire des troubles et des révolutions incessantes qu’il suscita dans Rome, les nombreuses lois de prohibition ou de limitation qui furent rendues pour mettre fin à ces agitations périodiques, furent toujours inutiles et toujours éludées. Plusieurs même, celles notamment qui réduisaient ou abolissaient les dettes, ou encore celle qui défendait de prêter aux fils de famille, aggravèrent le mal, par la raison que l’usurier devint d’autant plus âpre que la loi fait courir plus de dangers :

Quanto perditior guisque est, tanto acriûs urget. Après Rome, le mal envahit les provinces. Plutarque nous les montre dévorées par l’usure. Les riches empruntent pour dépenser plus qu’ils ne possèdent ; les colons, pour subvenir aux exigences concussionnaires des fermiers d’impôt. Les pères de famille, dit-il, sont « contraints de vendre leurs beaux petits enfants et leurs jeunes filles à marier pour payer la taille et l’usure de l’argent qu’ils avaient emprunté pour la payer 1 ». L’usure suit les progrès de la désorganisation sociale et prend, dans l’empire en décadence, les proportions d’une calamité publique.

Le christianisme, qui apportait au monde avec la bienfaisance et la fraternité le respect de la liberté et du travail, ne pouvait que chercher à remédier à ce fléau. L’on sait les longs et vigoureux efforts des pères de l’Église pour extirper de la société le mal profond qui la rongeait. Ils attaquent le prêt à intérêt qui en est la source et rappellent tous les arguments que plusieurs siècles d’abus ont suggérés contre lui. S’ils ne négligent pas de reproduire parfois l’erreur d’Aristote sur la stérilité de l’argent, — car pas plus que le philosophe ils ne connaissent encore le vrai caractère des relations sociales ayant pour objet la production, — ils envisagent surtout les misères sociales engendrées par l’usure.

Du 11 e au vi e siècle, ils mettent leur plus haute éloquence à défendre les classes inférieures écrasées sous le . poids de la plus scandaleuse oppression. Dans leurs chaleureuses objurgations , ils prodiguent aux riches et aux pauvres les raisons les plus propres à i, Dioes agri$i dives positis in fœnore nummU. i. Plutarque, traduit par Amyot.