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tion des travaux agricoles et des autres active k même mouvement. En groupant les hommes dans des bourgs importants ou dans des villes, les industries de transformation et de circulation amènent la formation de centres favorables à raffinement des idées et des intelligences. Sous leur influence indirecte, les besoins augmentent donc, les découvertes et inventions se multiplient et une avantgarde se forme dont l’histoire montre le rôle important, soit dans la conquête, soit dans la défense des libertés individuelles. Mais, précisément, parce qu’il résulte de causes naturelles, un pareil mouvement ne s 1 opère pas avec une égale rapidité dans toutes les nations. Chez les unes, en Angleterre par exemple, elle paraît, dès aujourd’hui, poussée jusqu’à ses extrêmes limites ; chez d’autres comme la France, la Belgique, l’Allemagne, la population se répartit presque par portions égales entre les deux grandes branches de la production ; ailleurs enfin, chez les peuples attardés, ou même, comme en Amérique, dans des pays très civilisés mais placés dans des conditions spéciales, le développement industriel reste comparativement très inférieur à celui de l’agriculture. €es faits ne sont point aisément acceptés par ceux qui se jugent moins favorisés que les autres. L’éclat répandu autour d’elle par l’industrie urbaine semble la rendre particulièrement désirable et l’on propose volontiers aux gouvernements des mesures en vue d’en hâter l’essor. Est-il besoin de faire observer que de pareilles mesures, qu’elles consistent en droits de douane, en avances de fonds ou en primes, constituent essentiellement une application de la doctrine protectionniste ?

C’est assez dire qu’elles ne peuvent 

réussir, substituant au mouvement naturel un développement factice, incomplet et fragile en lui-même et d’ailleurs obtenu au détriment des intérêts généraux du pays. Chez les nations où, comme en France, l’agriculture a conservé une intensité assez grande pour occuper la moitié de la population, on s’exposerait, en poussant par des procédés gouvernementaux au progrès des industries urbaines, à supprimer le contrepoids opposé aux excès qu’engendre l’effervescence de la vie dans les villes, par le calme d’esprit, l’ati tachement au sol et l’ardeur à l’épargne des habitants des campagnes. On amènerait une super-production industrielle qui rendrait les crises plus fréquentes et plus graves et Ton augmenterait les embarras de l’agriculture temporairement aux prises avec des rivaux qu’elle a grand’peine à égaler.

Chez les peuples attardés, l’effet serait pis «ncore, un développement hâtif des esprits

_ INDUSTRIE 

aboutissant fatalement à les déséquilibrer au point parfois de mettre en péril l’organisation sociale. 11 n’est pas déraisonnable d’attribuer à un fait de ce genre, l’affranchissement des serfs opéré sans une préparation suffisante, les prodigieux excès du nihilisme en Russie. Enfin, même dans des contrées nouvelles où viennent s’implanter les représentants des races avancées, il paraît imprudent de prétendre, contrairement aux tendances qui se manifestent, diriger à la fois dans tous les sens, par des mesures gouvernementales, la mise en exploitation des forces dont on dispose. C’est pourtant ce que Ton fait en Amérique depuis un demi-siècle. Alors que des terres vierges appelaient de tous côtés les capitaux et les bras, il semble que le peuple américain ait craint de se trouver frappé d’une sorte de déchéance morale s’il se contentait d’être le premier des peuples agricoles. Des moyens de toute espèce, au premier rang desquels un système de douanes poussé souvent jusqu’à la prohibition, ont été employés pour hâter le développement des industries manufacturières, minières et des transports. Nous n’hésitons pas à dire que cette politique économique a fait plus de mal que de bien. Des crises agricoles, des phénomènes de pléthore périodique, une étrange lenteur dans le développement des exportations en ont attesté le danger, en même temps que la hausse des prix, la baisse du salaire réel et la multiplication des grèves démontraient qu’on avait hâté à plaisir les difficultés avec lesquelles tout peuple se trouve aux prises dès que sa population atteint un certain degré de densité. N’est-il pas étrange, en effet, qu’une population active, entreprenante, et ayant à sa disposition des territoires d’une telle étendue que ses 70 millions d’habitants peuvent s’y répartir à raison de 7 seulement par kilomètre carré, souffre déjà presque des mêmes maux que les pays européens, où chaque kilomètre carré doit suffire à entretenir la vie de 72 (France), 76 (Allemagne ) 150 (Angleterre), et même 174 (Belgique) habitants ? Seuls les avantages exceptionnels dont jouit l’Amérique lui ont permis de résister sans en souffrir plus encore à une politique aussi néfaste. Il eût fallu, pensons-nous, s’en remettre à l’action des lois naturelles sous l’action desquelles, à mesure que la population se fût établie sur les terres, des centres industriels se fussent formés, proportionnant d’abord leur production aux besoins de leur voisinage immédiat, puis grandissant à mesure que la population se fût accrue, pour arriver à répandre leurs produits dans le monde entier.

Paul Beauregard.