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guerre n’est qu’une atrocité sans objet, que deviendront les gens qui s’amusent à jouer à ces espèces d’échecs et qui font tuer les hommes pour tuer le temps ? »

Aux yeux des physiocrates, la liberté commerciale était encore une nécessité de droit. Chaque homme ayant, selon Quesnay, un droit naturel et étant un être libre ne pouvait être violenté par qui que ce soit dans sa personne et dans ses actes. Maître de lui-même, il devait être maître de son travail et propriétaire des fruits de ce travail ; il devait, comme conséquence, être propriétaire du sol sur lequel il avait travaillé, car son travail s’incorporait tellement dans le sol qu’il était impossible de l’en séparer. De cette théorie de la propriété qui était empruntée à Locke et qui, quoique contestée au xviiie siècle par Mably (V. ce nom) et Brissot, a fait et fait encore le fonds de bien des discussions, les physiocrates tiraient ce corollaire que l’homme, propriétaire de sa personne, de son travail et de ses biens, avait le droit de vendre où il lui plaisait et à qui il lui plaisait les produits dont il disposait ou dont il avait besoin.

Cette conclusion libérale se trouvait confirmée par cette autre réflexion que la liberté du commerce et de l’industrie concourt au bien général parce qu’elle engendre la concurrence, que chacun s’ingénie à économiser sur les frais de son travail et que cette économie tourne au profit de tous. Quesnay avait dit : « Obtenir la plus grande augmentation possible de jouissances par la plus grande diminution possible de dépenses, ou mieux encore la plus grande diminution possible de travail pénible avec la plus grande jouissance possible, c’est la perfection de la conduite économique ».

Malheureusement les physiocrates n’ont pas su tirer de cette formule, qui portait en elle les germes d’une saine économie politique, toutes les conséquences auxquelles elle devait conduire. Ils se sont heurtés dès le début à la difficulté qui a arrêté depuis tant d’économistes, savoir : définir la richesse et distinguer la richesse générale, absolue, de la richesse particulière et relative. Tout en s’apercevant qu’on ne peut avoir une idée de la vitalité économique d’une nation en faisant la somme des richesses des citoyens (V. Liberté des échanges, § Smithianisme), tout en voyant que la richesse consiste beaucoup plus dans des économies d’efforts que dans des accumulations de biens, ils se trompèrent complètement quant au mode de formation de cette richesse.

Quesnay avait divisé toute nation en trois classes : 1° celle qui s’occupe de l’agriculture et à laquelle il donnait le nom de classe productive ; 2° celle qui possède le sol ou classe des propriétaires ; 3° le reste de la population, c’est-à-dire l’ensemble des industriels, commerçants, ouvriers des villes, artistes, savants, etc. À cette dernière classe, Quesnay donnait le nom de classe stérile, non qu’il prétendît, ainsi qu’on l’a souvent répété à tort, que cette classe fut inutile, mais parce qu’il s’imaginait qu’elle ne contribuait pas à reconstituer le revenu dont une nation a besoin pour pourvoir à ses nécessités croissantes. D’après lui, voici comment s’opérait la répartition et la reproduction des richesses. Les cultivateurs prélevaient sur le produit brut de la culture, ce qui était nécessaire pour assurer leur existence personnelle, celle de leurs ouvriers et la reproduction des récoltes dans l’avenir ; le reste ou produit net passait aux propriétaires qui achetaient aux cultivateurs les denrées dont ils avaient besoin pour vivre ; ils rendaient ainsi une partie du produit net à la classe productive qui l’employait à son tour à acheter des objets fabriqués à la classe stérile. Les mêmes propriétaires, avec une autre partie du produit net, faisaient d’autres achats à la classe stérile ; cette dernière classe avait ainsi de quoi se nourrir et se procurer les matières premières qu’elle transformait industriellement, mais le produit qu’elle tirait de ses ventes était complètement absorbé par les achats de matières, par les renouvellements, par les dépenses d’alimentation qu’elle avait faits ou devait faire ; la classe subsistait du payement successif de la rétribution due à son travail ; cette rétribution était dépensée en pures consommations sans qu’aucune richesse fut créée. Quant à la partie du produit net, dont le propriétaire n’avait pas besoin pour vivre et pour entretenir les capitaux par lui incorporés dans la terre, en bâtiments, défrichements, etc., elle était employée à subvenir aux besoins de l’État, à améliorer d’anciennes terres ou à en défricher de nouvelles.

Si l’on cherche sur quelles bases reposait cette théorie obscure, rendue plus obscure encore parla forme donnée au Tableau économique où elle fut exposée, on voit que les physiocrates considéraient la société comme uniquement formée de producteurs et de consommateurs de blé ; ils ne comprenaient pas que le travail humain appliqué à l’industrie est créateur de richesses au même titre que l’agriculture. Pour eux la classe stérile donnait aux productions de la terre des formes nouvelles qui ne valaient pas plus qu’elles n’avaient coûté ; comme ces formes duraient un long espace de temps, plusieurs