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organisent leur existence d’une manière de moins en moins extensive, puisqu’une surface de plus en plus étroite leur suffit ; et c’est ainsi que le progrès agricole favorise le peuplement. Les deux choses s’accordent d’ailleurs pour pousser à la division de la propriété territoriale : quand il y a deux fois plus de bouches à nourrir et que la même contenance produit deux fois plus, n’est-il pas tout simple que l’on trouve vingt domaines distincts là où il n’y en avait que dix ? Il est vrai que la force a souvent troublé ici-bas la marche rationnelle des faits économiques : dans une grande partie de l’Europe, c’est à la conquête que l’on se heurte quand on veut remonter à la source du droit de propriété ; et cette situation n’est pas spéciale à notre continent. Mais là même où la conquête a monopolisé la terre au profit d’un petit nombre de privilégiés, ceux qui l’arrosent de leurs sueurs ont chance d’arriver bientôt à en posséder quelques fragments. Par exemple, le régime féodal, qui semble avoir été le triomphe exclusif de la grande propriété, n’a pas moins contribué que d’autres au morcellement de certains territoires ; et ce n’est plus un paradoxe que de faire remonter jusqu’au moyen âge les premières applications de ce principe : la terre au paysan. Le seigneur, pour tirer parti des vastes espaces livrés à son autorité, trouvait souvent intérêt à y fixer des familles de cultivateurs auxquelles, moyennant un cens fixe, il abandonnait tel ou tel petit morceau de son fief. Beaucoup de ces très anciennes concessions se sont perpétuées et consolidées : l’occupant ne laissait échapper aucune occasion de fortifier son droit, et quelque valeur que put prendre le champ fécondé par ses soins, la redevance à payer devenait illusoire par le seul fait de la dépréciation des unités monétaires. Dans plusieurs de nos provinces, le morcellement date ainsi d’un passé très lointain.

Ailleurs, la grande propriété, terres nobles ou terres ecclésiastiques, s’est mieux défendue contre les convoitises des « manants », réduits à ne s’y installer qu’à titre de fermiers, métayers ou serviteurs à gages ; là le morcellement a dû, pour prendre son essor, attendre les grandes secousses révolutionnaires d’il y a cent ans.

En temps ordinaire, et sans parler encore de l’influence exercée par les successions, le morcellement peut trouver tour à tour une cause d’accélération ou de ralentissement dans cet amour de la propriété qui est inné chez tant d’hommes et que la vie agricole développe inévitablement. Un contrat de vente, qu’il s’agisse d’une ferme, d’une maison ou d’un champ peut, selon les cas, ajouter ou retrancher un nom aux rôles de la contribution foncière. Il s’y inscrira un nom de plus si j’ai cédé à un nouveau venu la moitié de mon jardin. Il y aura, au contraire, un nom de moins si j’ai acheté tout ce que possédait un voisin, et les conquêtes de ce genre ne sont pas moins fréquentes que les cessions partielles. Tout le monde, à la campagne, a le goût de « s’arrondir ». Quel est le propriétaire, riche ou non, qui n’a pas jeté son dévolu sur tel pré, sur tel bois, sur telle vigne, appelant tout bas l’occasion favorable qui lui permettra de s’en rendre maître ? Les notaires de province savent, par expérience, que les gens qui achètent de la terre sont très souvent ceux qui en ont déjà et les esprits que le morcellement effraye oublient trop, en général, cette tendance qu’ont les domaines ruraux à s’absorber les uns les autres, quand les circonstances s’y prêtent. En dehors même des annexions qui se font à titre onéreux, les mariages ont souvent pour effet de réunir dans les mêmes mains des biens jusque-là séparés. On peut reprocher aux mariages français d’être trop souvent des affaires : la dot y joue un rôle plus décisif que nous ne le souhaiterions. Mais par cela même qu’il y a en France un nombre énorme de propriétaires, hommes et femmes, jeunes et vieux, il est clair que les mariages, intéressés ou non, doivent souvent exercer sur la propriété foncière un effet totalisateur.

Il est vrai qu’en face ou à côté de ce double courant qui pousse à la concentration de la propriété foncière, il existe un courant contraire qui pousse à la diffusion de la propriété. Si les personnes ayant déjà du bien au soleil aspirent à en acquérir davantage, le rêve de la plupart de celles qui n’en ont pas serait d’arriver à en avoir ; et lorsque la réalisation de ce rêve n’est qu’une question d’argent, ce n’est souvent aussi qu’une question de temps. Le paysan français, notamment, devient capable de tout, comme travail et comme économie, quand il s’agit pour lui de se mettre en mesure d’acheter le lopin qu’il ambitionne. Il n’attendra même pas qu’il ait de quoi payer comptant ; il payera le quart, le tiers, la moitié du prix convenu, et s’endettera pour le reste. Si les temps sont prospères, il arrivera bientôt à se libérer ; si les vaches maigres viennent à succéder aux vaches grasses, il pourra se trouver dans l’impossibilité de garder ce qu’il espérait avoir définitivement conquis. La force respective des deux courants que nous venons d’opposer l’un à l’autre varie