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expérience, des connaissances générales très étendues, et une rare pénétration d’esprit pour trouver ou reconnaître les lois des phénomènes économiques. Il est nécessaire que l’économiste possède, comme le médecin, une habitude du diagnostic qui lui permette de découvrir, dans des faits insignifiants pour d’autres personnes, les données du problème dont il cherche la solution. On peut dire que ce sont les observateurs de cet ordre qui ont apporté le contingent le plus scientifique à l’économie politique, 11 suffit, pour le prouver, de citer les noms d’Adam Smith et de Turgot. A ce sujet il n’est pas inutile de rappeler une anecdote qui montre combien grandes étaient la perspicacité et la finesse de Turgot dans l’observation. Turgot était magistrat au Châtelet, et, comme tel, avait été chargé d’instruire le procès d’un usurier, prêteur à la petite semaine. Au cours de l’instruction, il reçut des débiteurs mêmes de l’usurier une demande de mise en lib erté ou tout au moins une déclaration très favorable en sa faveur. Ce fait, anormal en apparence, éveilla l’attention de Turgot qui prit des renseignements et s’assura que l’homme accusé d’usure rendait service à des gens qui, sans lui , n e pouvaient plus faire leur modeste commerce etpar là s’étaient trouvés privés de leurs moyens d’existence. On conçoit facilement les conséquences d’une observation de cette nature pour une intelligence aussi cultivée et aussi largement ouverte que l’était celle de Turgot. Uenquëteiy. ce mot) est un moyen d’observation qui semble assez rationnel. L’avantage des enquêtes est de rassembler des renseignements spéciaux sur des faits de même ordre que Ton veut connaître, sur une inconnue du problème qu’il s’agit de déterminer empiriquement. Mais l’organisation d’une sérieuse enquête est difficile. Car, ou l’enquête présente un intérêt immédiat pour une branche d’industrie, par exemple, et alors les intérêts particuliers tentent avec une grande vigueur de prédominer en dehors de toute considération d’intérêt général ; ou l’enquête est purement administrative et ne porte que sur des renseignements qui intéressent de façon spéculative seulement— quand ils les intéressent

— un nombre restreint de personnes et alors elle est menée la plupart du temps avec mollesse, souvent avec négligence.

Il y aurait beaucoup à dire sur la manière de diriger une enquête — et tout d’abord sur son utilité — sur la différence qui existe entre le procédé anglais et le procédé français, sur les questionnaires au moyen desquels on tente de limiter la curiosité et le zèle des enquêteurs, etc. Au fond, l’obstacle dominant dans l’enquête est l’influence énorme qu’y prend l’intérêt particulier. Il est néanmoins des enquêtes qui peuvent fournir des matériaux utiles. Telle est l’enquête que fit faire, en 1839, à Mulhouse, l’Académie des sciences morales et politiques, sur la situation des populations ouvrières. Mais les résultats de ces enquêtes ne peuvent être employés utilement que si les enquêteurs sont peu nombreux. Une commission, en effet, composée de beaucoup de membres, choisit un rapporteur, et ce rapporteur est, nécessairement, un éclectique chargé de concilier toutes les opinions, c’est-à-dire d’annuler l’enquête.

Est-ce donc que nous considérions les enquêtes comme absolument inutiles ? Elles peuvent l’être, lorsqu’elles ne sont pas dangereuses pour l’intérêt général, si l’on se plaee au point de vue de leurs résultats pratiques. Au point de vue scientifique, les enquêtes sont des accumulations de matériaux où l’économiste peut découvrir quelques renseignements intéressants en vérifiant ou en discutant leur exactitude. Il n’est pas impossible d’y trouver des faits exacts, et très souvent des aveux maladroits d’intéressés — documents qui ont, eux aussi, leur valeur. Avec la statistique (voy. ce mot) nous n’avons pas, sur un point important, le même avantage qu’avec l’enquête. Dans l’enquête, les causes particulières du fait considéré sont plus ou moins bien analysées et dévoilées parles déposants, tandis qu’un chiffre statistique est une synthèse, le résultat général d’une foule de causes étrangères au problème que l’on étudie. La statistique est, pour cette raison, un instrument difficile à manier dans l’analyse. Cependant lorsqu’elle prit, vers le milieu de ce siècle, un rapide essor, suivant dans son développement celui des moyens de communication, il fut un moment où l’on put croire qu’elle allait devenir, pour l’économiste, l’instrument susceptible de l’aidera résoudre toutes les questions. Mais bientôt on s’aperçut, aux résultats, que cet instrument avait des défectuosités dont il fallait tenir grand compte et qui ne pouvaient être corrigées que par le raisonnement. Et, malheureusement, il n’y a pas en statistique des causes d’erreurs fixes comme Test, par exemple, en optique celle de l’aberration de réfrangibilité de lentilles. Cet instrument d’observation physique, modifié, peut devenir « achromatique », c’est-à-dire dégagé de ses causes d’erreurs par suite d’une correction connue, d’un perfectionnement déterminé. L’instrument d’observation sociale, la statistique, comporte, au contraire, des corrections beaucoup plus complexes et surtout très variables.